PETITE PROMENADE LITTÉRAIRE...
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Semble que jamais les plus anciens n’aient eu souvenir d’ancêtres qui eux-mêmes auraient conservé mémoire des lunaisons de l’époque où ils entrèrent ici. D’autres ensuite arrivèrent par les lits, d’abord simples paillasses puis profonds lits de cerisier avec plumes en édredons, où ils sortaient des femmes. Très vite on leur mettait aux pieds des petits sabots creusés à leur taille, lesquels heurtant la terre gelée ou les pierres ne produisaient pas un même son, évidemment, que ceux des hommes qui avaient grand pied. Les vaisseaux de bois glissaient dans la boue mais sur la dalle des seuils, ou le sol battu des logis, ou les premiers chemins empierrés, sonnaient. Nous ne pouvons qu’imaginer le chaos de résonances variées tandis que les plus jeunes couraient et que le peuplement de la contrée s’activait aux tâches agricoles.
En aucun endroit de son cours le chant du ruisseau n’est le même. Le faible débit de l’été laisse parfois, entre les plages d’écoulement soyeux, un petit bruit tendre, isolé. Mais plus souvent, comme au printemps, de multiples voix se recouvrent selon les embarras que l’eau doit franchir : étrécissement du lit, motte qui retient des feuilles et brindilles de la dérive, pierres de position ou taille diverses. C’est bien l’eau qui dans son mouvement émet les sons, mais suivant la vigueur du cours – qui est en rapport avec l’époque – c’est l’obstacle qui détermine le timbre et l’intensité de chaque son. Nous voyons là, une fois de plus, qu’en ruisseau sont inséparables le lit et l’eau. Celle-ci toujours semble chanter (non pas gémir, on ne sait pourquoi) d’être rejetée contre elle-même. Des bribes du ruisseau, plus légèrement des gouttes, jaillissent au-dessus de l’eau qui avance et retombent dans l’eau qui suit.
Une grive avait chanté, plusieurs jours à la pointe des charmilles libres, à peine moins haute que les chambres. Elle continuait son chant sous les averses, dos vertical, avec de longs silences comme si elle s’écoutait. Puis le vent d’ouest n’avait plus conduit de pluie ni de grêle blanche sur le zinc des balcons. Le vent n’était plus venu, laissant au soleil une terre gorgée d’eau. Et les arbres fruitiers sauvages s’étaient signalés entre les autres jusqu’à l’horizon par leurs fleurs blanches.
Les corbeaux ne restent pas l’été, sauf quelques couples disséminés, puis à l’automne soudain les voilà nombreux. Étaient-ils partis loin ? Dès que revenus ils sont intimes avec notre campagne, leurs bandes mêlées aux feuilles qui volent nous semblent familières. En l’air, ils parlent doucement, l’un ou l’autre, crow, crow, tandis qu’ils usent à peine de leurs ailes, chacun volant à sa façon. S’ils se posent dans un chêne ils deviennent bruyants, changent de place et crient, querelle ou jeu on ne sait rien. Sur une prairie molle, un champ nourri de semences, ils se taisent, piochent la terre, bec enfoncé jusqu’auprès des yeux.
Montent jusqu’à la fenêtre, envahissent avec l’air frais les trajectoires bruyantes camions voitures motocyclettes qui s’emmêlent divergent immédiatement suivies d’autres, pression aux portes d’autobus klaxons brefs démarrages accélérations des moteurs cris indistincts déchirement par les véhicules d’urgence. D’en bas les plaques métalliques roulantes projettent un pâle soleil en reflets mobiles au plafond de ma pièce. L’intensité même du tumulte par dessus un bruissement diffus que fournissent des rues adjacentes m’envoie dans le silence du champ où j’entendais un à un travailler les cuirs sur les corps et chaque maille à son crochet tandis que, lentement, l’attelée glissait entre deux terres.
Le berger marche au milieu du troupeau, « les grosses qu’on entend, c’est le bourdon… l’espagnole, elle est là… » vent et centaines de bruits qui disent le creux des cloches, certains très forts, d’autres légers, proches, déjà lointains… « après il y a les grosses piques, resserrées en bas… » pour les chèvres ce sont des clarines, utiles surtout quand elles se sauvent. Nous sommes, dans un flot de laine, entourés par les sonnailles qui chantent toutes à la fois selon marche, course, trottinements, l’oreille vibre… « la sonnaille rectangulaire est appelée platelle, celle-là c’est la canabre ou le cambis en provençal… », halètement du chien, souffles de vent, piétinement vers un reste de neige, chacune distincte dans leur concert le berger au milieu du troupeau mouvant me désigne toutes les sonnailles. Il dit : « je suis un passionné de cloches… »
Pour continuer, prenez le chemin... le chemin...