LE PATOIS DE LA MAYENNE
1. La localisation géographique : patois mayennais et patois environnants
La localisation géographique d’un patois ne peut être entreprise qu’après avoir analysé et caractérisé ce patois, à la fois en lui-même et par rapport aux patois voisins. Les études linguistiques qui ont été menées en Mayenne à la fin du XIXe et au XXe siècle, tout en déterminant les traits de notre patois montrent qu’il n’y a pas de rupture nette avec les régions voisines. Le département de la Mayenne, constitué en 1790, n’a pas été borné selon un critère linguistique. À l’origine, ses limites entouraient la zone où l’on cultivait et travaillait le lin. C’est l’unité économique et industrielle qui a été privilégiée. La Mayenne et la Sarthe, qui ont ensemble formé le Maine, ont des patois à la fois différents et proches, distincts de ceux qui les entourent. Dauzat, quand il établit en 1927 une « répartition » approximative des types dialectaux au XIIe siècle dit que la Sarthe et la Mayenne font partie d’une zone « sans nom », située sur les aires linguistiques du breton, du normand, de l’angevin et du francien. Mais, pour le XXe siècle, il nous rattache à l’angevin, alors que Caratini, en 1972, considère que le normand englobe le nord de la Mayenne. Le Maine a subi l’envahissement par les Romains au Ier siècle avant notre ère, comme le reste de la Gaule, puis par les Bretons vers le Ve siècle après J.-C. Et par les Vikings encore aux IXe et Xe siècles. Ensuite il a été rattaché à la couronne d’Henri II Plantagenêt qui était roi d’Angleterre mais dont les terres comprenaient Aquitaine, Touraine et Normandie, avec le Maine, donc, pris entre ces provinces. En fait, situés à peu près au centre de cet ensemble occidental des parlers romans, nous avons des liens linguistiques avec les patois voisins : le sud de la Mayenne avec l’angevin également, l’est avec la Sarthe, la Sarthe elle-même avec l’Orléanais. Et nous autres, du Pays de l’Ernée, avec le patois normand et avec le gallo d’Ille-et-Vilaine (le gallo étant le parler de la Bretagne qui ne pratique pas le breton). Nous ne parlons pas comme eux, mais nous avons certains mots en commun. À vrai dire, l’aire couverte par chaque mot lui est particulière, certains dépassent de façon très large un département, d’autres ne vivent que dans leur canton. Nous partageons avec le pays gallo l’emploi de pigner pour « pleurnicher » ou de goule pour « figure », mais ma grand-mère, née à Redon (pays gallo), s’est vue refuser par mon grand-père, né au Mans, l’idée d’appeler une de leurs filles Aliette parce qu’en patois sarthois, la liette c’est le tiroir de la table et le futur père craignait que ce nom fut ensuite cause de moquerie à l’encontre de l’enfant.
2. Les âges du patois : conservation et disparition
Dans cette zone « sans nom » des parlers régionaux, suivant l’expression de Dauzat, qui parle, ou parlait, le patois ?
En partant de l’affirmation que la langue est solidaire du contexte économique et social, des études linguistiques comme celle de Görlich en 1886, ou aussi bien de Chauveau en 1980 et d’Alvarez-Peyrere en 1984, soit cent ans plus tard, ont affirmé que si le patois était un peu plus utilisé en Mayenne que dans la Sarthe et autour, cela devait avoir un lien avec ce qui caractérisait notre département : un dépeuplement plus marqué, des propriétés plus petites, un taux de métayage plus élevé, plus de jachères, une pratique religieuse plus suivie, un vote plus conservateur, moins de collèges et de lycées, moins d’enfants à y aller. Nous ne sommes pas gâtés ! Si, il est quand même noté que nous sommes les meilleurs pour l’élevage.
Un travail publié en 1984 par la Société d’études linguistiques et anthropologiques de France a également montré – maintenant je me recentre sur la Mayenne – que le nord-ouest de notre département, où se trouve le Pays de l’Ernée, est une des régions où restaient, il y a vingt ans, le plus de termes anciens, ceux qu’on ne trouve pas dans le dictionnaire courant. Il a été rapproché de cette constatation une différence de sol et de climat entre le sud et le nord de la Mayenne, ce dernier, notre lot, étant plus humide et plus rude.
À ces raisons, toutes fâcheuses, qui auraient entraîné la conservation tardive sinon de notre patois entier, du moins d’une petite partie, de certains éléments de ce patois, pourquoi ne pas ajouter une cause, très positive celle-là, le plaisir de partager un langage à l’intérieur d’une communauté. L’emploi de ces mots, ou de ces tournures, faisant figure de mot de passe, justement pour prouver une appartenance. Imaginez deux prisonniers en 1943 se rencontrant en Allemagne et se mettant à parler leur patois commun !
Le français, qui est une langue que j’aime et que je travaille beaucoup sur le plan littéraire, s’est toujours voulu langage universel, tout au moins langue internationale, mais il y a nombre de parlers qui visent plutôt la connivence entre membres d’un groupe restreint, ainsi autrefois l’argot des bouchers parisiens, dit « louchebem », et aujourd’hui les inventions des jeunes, « verlan », etc. Je refuse, pour ma part, l’idée que l’emploi du patois n’était dû qu’à une ignorance, à une incapacité de parler français, je crois qu’il y avait aussi, pour une part non mesurable, un intérêt personnel, un plaisir.
Peut-être bien, d’ailleurs, que les faits me donnent raison, car depuis longtemps maintenant tous les habitants de la Mayenne parlent français et cependant le patois n’est pas totalement éradiqué, certains mots sont encore employés, d’autres, beaucoup plus nombreux, compris. Il y a là, semble-t-il, la trace d’un goût, d’un choix, d’un jeu.
Personnellement, j’ai plaisir à déceler des traces de notre patois dans le langage d’aujourd’hui, ou d’hier, dont je me souviens, et plus encore à utiliser, à prononcer, ces mots-là en diverses occasions de la vie quotidienne ou agricole. Dans mes ouvrages littéraires, je fais toujours entrer un peu de vocabulaire patois. Ces sonorités qui me ramènent avec bonheur à mon enfance sont importantes, je les considère comme la musique propre à notre terre, au bocage, aux artisanats, au travail des champs.
Toutefois, malgré ces restes que j’ai pu collecter, je crains que l’on puisse dire prochainement que notre patois est mort avec le XXe siècle. Sans précision scientifique, laquelle aurait exigé des mesures périodiques de l’emploi du patois, nous pouvons évaluer qu’au cours du siècle passé chaque génération a renoncé au tiers, ou au quart, de sa richesse en patois, si bien qu’en trois ou quatre générations il ne reste plus grand chose en effet. Ce qui représente tout de même une étonnante longévité pour certains mots, compte tenu du combat mené contre le patois !
Henriette Walter, dans une récente étude sur les patois, a cité Talleyrand évoquant à la tribune de l’Assemblée Nationale en 1791, les parlers régionaux, « cette foule de dialectes corrompus »… « Corrompu » est très mal choisi car les patois sont souvent, au contraire, plus près de l’origine, des sources du français. Henriette Walter ajoute : « L’école de Jules Ferry a malheureusement perpétué cette tradition en donnant à penser que si l’on voulait apprendre le bon français, il fallait tuer le patois. »
Le but de l’école était d’unifier la langue pour fonder la nation, en effaçant les différences régionales. Et de permettre à chacun d’accéder au français administratif, ainsi qu’à des emplois nationaux. Très louable intention, mais trop brutale dans ses moyens. Il aurait mieux valu montrer la chaîne historique des mots, plutôt que de jeter sur le patois un discrédit définitif, et l’interdire. Le journal local, au français souvent pauvre, puis le journal télévisé avec ses formules stéréotypées, sont venus recouvrir le patois d’une couche de français « standard » ou basique, qui n’exprime guère les nuances. Unifier la langue peut se défendre, l’appauvrir, l’aplatir, sûrement pas.
Plus insidieux, et très violent aussi, fut le mépris de la ville pour la campagne, basé principalement sur la façon de parler. Les ruraux eux-mêmes opposaient à leur langue campagnarde le beau parler des gens de la ville. Et je tiens pour une vérité que si l’ensemble des connaissances, des pratiques et des coutumes qu’on peut appeler la civilisation rurale s’est laissé mourir, ce n’est pas seulement une conséquence de l’évolution économique et technique, c’est aussi parce que les habitants des régions ont accepté, et adopté, le regard méprisant que la ville avait sur eux, sur leurs façons de faire, de dire, et d’être !
Alors, pour finir cette réponse succincte à la question : « qui parle ou parlait le patois ? », on constatera qu’au clivage horizontal par couches de générations, les gens âgés ayant beaucoup plus de mots anciens dans leur discours que les plus jeunes, s’ajoute un clivage vertical, si l’on veut, entre la campagne, les bourgs, les petites villes. Ces dernières différences, dues à l’habitat, correspondaient à peu près, en même temps, à un clivage professionnel.
Il faut enfin noter que beaucoup d’objets et d’actions qui avaient un nom en patois ont disparu ou cessé, entraînant la disparition des mots correspondants.
3. Les mots et leurs racines : le contenu du patois
À mesure que notre patois a cédé la place, la description du parler mayennais a dû évoluer. Pour nous, pendant la première moitié du XXe siècle, le parler usuel des villages et des campagnes était un mélange : un peu de français basique ; un peu de ce que Dottin – qui fut professeur à Rennes – appelait dans son Glossaire des parlers du Bas Maine de 1899, « l’argot des casernes » (le frangin, la bagnole, etc.) ; quelques mots français déformés pour une économie d’articulation (chadrons pour chardons, apeurche pour approche, etc.) ; enfin, les reliquats de notre patois proprement dit, des mots qui ne figurent pas dans les dictionnaires du XIXe et du XXe siècles. Le tout couvert, disons même emmêlé, par un accent, plus ou moins prononcé selon les personnes.
L’accent est « la face émergée du système phonologique », comme l’a écrit Henriette Walter, lequel système « se compose de toutes les unités phonologiques d’une langue ». C’est à dire qu’à l’intérieur de leur langue les usagers peuvent choisir entre plusieurs sons pour adresser leur message, quitte à être mal compris, ou moqués, par ceux qui font un autre choix. On le sait, un même mot français peut être prononcé de façon très différente du nord au sud du pays. Donc, en plus des mots particuliers, l’accent caractérise fortement les différences régionales.
Ces accents, comme le patois, tendent à disparaître. Ajoutons que le nôtre, en Mayenne, n’est pas très marqué par rapport aux extrêmes du nord, du sud, ou de la pointe bretonne.
Depuis longtemps, nous ne parlions patois en Mayenne que de façon intermittente, certains plus et d’autres moins, le choix tenant aussi à celui auquel s’adresse le discours. Pour parler à quelqu’un de la ville, voire d’un village, l’habitant du fin fond des campagnes, donnait tout de suite une place plus grande au français de base, quitte à ne pas l’employer toujours très parfaitement (c’est sans doute ce que beaucoup de personnes interrogées sur leur mode de parler nomment du « français écorché »). Le patois s’est ainsi trouvé de plus en plus refoulé au profit du français normatif, même si celui-ci est un peu moins riche en mots et en nuances à la campagne qu’il ne l’est à la ville.
Parmi les circonstances défavorables au patois, il y a le fait qu’on ne savait pas l’écrire, il fallait donc, en cas d’écriture nécessaire, l’abandonner et recourir au français appris à l’école. Il y a deux façons de transcrire le patois, l’une est phonétique, très précise quant à la prononciation, mais il faut avoir été instruit en linguistique pour lire les symboles phonétiques. L’autre consiste à rechercher l’origine de ce vocabulaire patois. Quand on en trouve une trace écrite, ou même une forme qui peut être rapprochée, cela fournit une indication pour écrire le mot patois, même si durant des siècles l’orthographe de l’ancien français, puis du français, est restée quelque peu flottante.
Il convient de noter ici que l’humour – et la vie rurale n’en manque pas ! – fut sans doute le dernier refuge du patois. On l’employait en effet assez volontiers pour se moquer : « Tu perds ta heune ! » (c'est-à-dire ta culotte). Et ce trait atteste la distance critique prise par les Mayennais envers leur patois, pour l’unique raison qu’au regard de la ville et de la modernité il est un archaïsme. C’est là aussi une sorte de preuve que, dans le langage, il y a souvent une part de jeu, de théâtre.
Alors quels sont-ils ces mots qui nous restent du patois mayennais, qui affleuraient encore il y a peu dans nos conversations comme des silex préhistoriques remontant à la surface à l’occasion des labours ? Une certaine recherche permet de les trouver exactement inscrits dans le vocabulaire français du Moyen Âge, ou de rencontrer au moins des formes qui manifestement semblent être parentes des nôtres.
En simplifiant beaucoup, nous pouvons considérer que la lingua romana rustica, mélange des parlers antérieurs à la conquête romaine et de latin transformé par l’usage loin de Rome, a donné le français du Moyen Âge, d’où est sorti peu à peu le français classique. Selon Henriette Walter, découvrir des mots du patois dans l’Ancien français ne signifie pas que notre patois ait son origine entière dans cet Ancien français, mais simplement que ce patois a conservé des formes anciennes que le français a éliminées.
En fait, l’histoire de chaque mot est particulière. L’un montre qu’étant plus ou moins issu du latin il s’est imposé au Moyen Âge sur une aire assez large pour inclure notre région. L’autre, qu’en partant du gallo-romain, les populations de la future Mayenne ont adopté une forme pas exactement identique au parler d’Île-de-France, mais apparentée. Dans ce dernier cas, notre langue se trouve non point fille de l’Ancien français, mais sœur, aussi ancienne, comme me l’a dit Henriette Walter. Par ailleurs, notre patois pouvait avoir sa grammaire propre, ses tournures, sa prononciation.
Du moins les mots retrouvés en Ancien français nous apprennent-ils que leur aire d’utilisation n’était pas seulement chez nous, ils ont été employés sur un plus vaste domaine, centre-ouest, ils ont été écrits dans des textes et à cause de cela se trouvent répertoriés dans les dictionnaires de français du Moyen Âge. Nous sommes loin des « gros mots » comme certains de ses usagers mêmes ont pu qualifier leur patois ou du « mauvais causement des bonnes gens ». Notre patois – c’est au moins évident pour une très large part de son vocabulaire – n’est pas un « causement » défectueux, estropié ; il a ses sources historiques, sa justification, il est notre héritage latin, gaulois, gallo-romain, transmis par les artisans, commerçants et cultivateurs qui ont fondé les bourgs et les fermes isolées de notre bocage aux environs des XIe et XIIe siècles, puis par tous ceux qui leur ont succédé. Cela ne veut pas dire qu’il aurait fallu continuer à parler patois uniquement, à ne point manier ni entendre correctement le français, non bien sûr. Mais il aurait été plus profitable, plus enrichissant, de conserver le patois à côté du français.
Mayennais, vous avez parlé le patois et vous vous en souvenez, vous connaissez, peut-être utilisez-vous encore, certains mots de ce patois, rassurez-vous ! Nous ne sommes pas coupables, nous ne sommes pas attardés ! Vous tenez dans vos mémoires un trésor linguistique qui sans doute faisait ricaner, il y a quelques années les commerçants de la ville, mais que les savants linguistes qui enseignent dans les universités et leurs étudiants, jugeraient, eux, plus qu’intéressant, précieux, méritant étude et recherches afin qu’on ne le laisse pas disparaître dans l’oubli.
Intervention à la journée d’étude « Mémoire et identité rurales »,
Université d’Angers, 15 mars 2002 © Jean-Loup Trassard
Pour quelques exemples de mots du patois de la Mayenne, voir le Lexique mayennais...