Chez les Romains, quand ils ont envahi la Gaule, le mot pour désigner le jardin était hortus. Employé aussi pour un parc, une maison de campagne, une ferme et même pour les produits du jardin, les légumes. Sous cette influence latine, nous avons eu au XIIe siècle un mot désignant le jardin ou le verger, un espace clos, c’était ort ; mais il n’apparaît plus dans les textes après le XIIIe siècle. C’est qu’il est battu dans l’usage par un mot d’origine germanique apparu en ancien Français dès le XIIe également, gart, assez souvent écrit jart (peut-être à cause d’une mauvaise prononciation). Il faut préciser que ce vocable germanique s’était introduit déjà dans le bas-latin ou latin médiéval, au Xe siècle, sous la forme de gardinium. La signification de gart et jart est la même que celle de ort : enclos, jardin, verger. À partir du latin hortus, abandonné, nous avons fait, mais seulement au XIXe siècle, horticulture et horticulteur.
Gart serait dérivé d’une forme gothique, garda, signifiant « clôture ». On voit là que, dès l’origine, ce qui caractérise principalement le jardin, c’est l’enclos. Le découpage d’une portion de l’espace ouvert que s’approprie celui qui invente un jardin, laquelle portion devient alors espace privé où l’on ne doit entrer que si on y est invité. Et les animaux surtout en sont écartés, les domestiques au cas où ils s’évaderaient, les sauvages surtout, lapins amateurs de choux, sangliers qui ravagent parfois, la nuit, dans un certain rayon autour de la forêt. Reste à faire tourner la crécelle pour éloigner les oiseaux !
En général, le jardin se présente comme une surface rectangulaire ou carrée, ceinte d’un mur ou d’une clôture qui peut être grillage ou végétation serrée, qui fut longtemps lice de brôs dans les fermes de la Mayenne, une haie vive d’aubépine taillée, très dense jusqu’au sol afin que les poules volontiers jardinières ne puissent la traverser. À l’intérieur de cet espace nettement délimité se joue, d’une part, un incessant combat entre le sauvage et le cultivé, d’autre part, un jeu assez complexe du jardinier avec le temps.
Une moitié du combat entre plantes sauvages et cultures n’est pas visible, c’est dans la terre une course entre les racines, à qui peut aspirer le plus de ressources nourricières, en commençant par l’eau. L’autre part est affaire d’envahissement à la surface qui oblige le jardinier à souvent arracher les plantes dites mauvaises herbes entre les plantes semées ou plantées qui s’avouent, elles, toujours plus fragiles que le bourrier, nom collectif attribué en Mayenne à toutes les plantes indésirables, qu’elles soient joliment fleuries, comme bouton d’or et véronique, ou très médiocrement, comme séneçon et laiteron. Les liserons, à grande corolle blanche comme à petite corolle rose, sont parmi les plantes qui gênent le plus en s’accrochant à toute tige verticale au point de l’étouffer.
Entrant dans le jardin, nous n’y voyons point le temps inscrit plus qu’ailleurs, il y est cependant essentiel comme partout mais, en plus, compliqué car il s’y parcellise en attentes dont les durées sont diverses, même si les échéances restent assez prévisibles. Quant à la mesure du temps, touchons déjà le tronc du pommier qui est au fond du jardin. L’ancien enfant qui autrefois grimpait jusqu’aux grosses branches par lesquelles l’arbre se divise peut le considérer comme un autre lui-même : sous son écorce familière coule avec la sève un temps qu’il scande par fleurs et fruits, plus considérable que les petits temps du jardin, puisque le pommier greffé vit à peu près une belle vie d’homme.
La longue attente du jardin est évidemment entre l’automne et le printemps, entre le moment où l’on brûle les fanes de pommes de terre avec les tiges et feuilles des derniers haricots récoltés et le moment où, dans la terre fumée, retournée, travaillée, épierrée s’il y a lieu, puis ratissée, la pointe de la binette trace un premier sillon, peu profond, qui recevra des graines. Entre ces deux moments, la terre se repose, même si elle n’est pas vide de toute présence légumière, car choux, carottes et poireaux sont encore là bien qu’ils ne s’accroissent plus. Également, quelques variétés de salades et des épinards d’hiver. Sans doute viendra la neige couvrant le jardin d’un silence absolu, effaçant même toute différence entre plates-bandes et allées, ne resteront debout alors que les poireaux montés, pour leurs graines conservés dans un coin du jardin. En hiver, le temps semble parfois s’arrêter, grave erreur, le rouet qui file notre vie continue à tourner !
Mais au printemps la roue du temps se désembourbe, en craquant se remet à tourner, nous le ressentons bien. Les touffes de fleurs vivaces ne bougent pas encore, certaines ont leurs feuilles dehors comme les iris qui ne fleuriront pourtant que fin avril, d’autres, plus nombreuses, attendent qu’une lumière assez forte aille les réveiller dans la terre pour faire sortir leurs tiges, leurs feuilles et, s’il y a du soleil, leurs fleurs – ainsi les aconits, pivoines et cœur de Marie. Le temps de ces plantes est cyclique, annuel leur rendez-vous pour colorer le jardin, rien ne peut être fait pour le hâter.
Au contraire, le terrain préparé se trouve, à la pointe des outils, fourni de graines, d’oignons, de plants, et divisé, selon les parcelles séparées par d’étroites allées en nombre de petites attentes différentes, desquelles le jardinier sera soucieux les jours suivants. Car voilà l’espace clos partagé en carreaux ou en rectangles longs nommés planches, qui parfois ne portent même qu’un seul rang de semailles comme pour les radis ou la salade laitue dont les graines vont être premières à germer et pousser une plante au jour, ou le persil qui, étant au contraire le plus lent, peut se faite attendre un mois.
Ainsi le jardin devient-il, jusqu’à son entrée dans l’hiver, un damier de temps formé d’attentes toutes différentes, d’abord pour l’apparition des plantes après semailles, ensuite pour le moment de la consommation possible, enfin pour la durée d’une croissance qui permet au légume, poireau par exemple, de rester vivant et consommable durant plusieurs mois. Ces délais ne sont pas décidés seulement par l’espèce des plantes, d’autres critères entrent en jeu comme l’écrivaient au XVIe siècle Charles Estienne et Jean Liébaut dans leur Maison Rustique : « Encore que le naturel de la terre, la clémence du ciel, la faveur de l’air et l’âge des semences fassent que les graines sortent plus tôt ou plus tard du sein de leur mère nourrice, la terre… Ce qui est semé en beau temps et serein, en lieu chaud ou exposé au soleil, de graine récente, se montre plus tôt que ce qui est semé en temps et lieu contraires. Toutefois chacune semence a un certain temps pour se manifester auquel il faut avoir égard… » Les agronomes évoquent ici indirectement la dormance des graines, qui est le temps pendant lequel la plante condense en un petit grain toutes ses vertus et caractères en attendant des conditions favorables pour sa germination. Cette durée de dormance est très variable selon les plantes.
Sur le temps de germination, le jardinier ne saurait agir, seule une petite pluie nocturne qui ne cimente pas la terre peut le raccourcir. Au contraire, dès que la plante paraît, un arrosage du soir est du meilleur effet. Car l’on considère, en général, qu’il faut attendre que le semis soit levé pour arroser, tandis que, selon Estienne et Liébaut, « sitôt que la terre sera pleine en tous endroits de semences, la faudra soigneusement arrouser, si d’aventure le lieu est sec de son naturel… La meilleure eau pour arrouser est celle de pluye ». Sinon, « l’eau de puits tirée du matin et mise au tonneau pour être échauffée des rayons du soleil pourra servir ».
Le jardinier serait capable de faire porter à chaque planche du jardin, fichée dans un bâtonnet fendu, non seulement le nom du légume ou de la fleur semée, mais le temps probable à attendre pour voir les premières pousses soulever la terre et celui, plus long, pour commencer à tirer profit de la plante, enfin la date plus lointaine où le terrain sera libre d’occupation, prêt pour une autre utilité s’il n’est pas trop tard dans la saison. Mais il est plutôt requis par deux combats nécessaires. L’un contre les escargots et limaces, car ce bétail à cornes aussi gluant que rampant dévore durant la nuit à peu près toutes les jeunes pousses. L’autre contre les plantes indésirables qui veulent leur part du terrain, de l’eau, des sucs minéraux.
Ces plantes sauvages, de croissance rapide et de grande résistance, d’autant qu’elles se ressèment elles-mêmes au cours de l’été, peuvent considérer que c’est le légume qui est l’intrus, mais puisqu’il s’agit d’un jardin, c’est à l’homme de décider qui doit prospérer et qui doit être arraché. Estienne et Liébaut le formulent de façon plaisante : « Faudra sarcler les bonnes herbes pour ôter les mauvaises qui consument leur nourriture et les offusquent. » Nous le savons tous, à bien désherber, biner le sol et arroser, le jardinier aide à s’épanouir les plantes semées ou repiquées, ainsi réduit-il la durée de sa propre attente. Un adage prétend qu’un binage vaut deux arrosages, il est en tout cas certain que jardiner après semailles et plantations, c’est prendre soin de la terre, la briser, l’aérer, que la rosée y pénètre, l’assouplir en surface pour faciliter la croissance des légumes et des fleurs.
Ces dernières, les fleurs, hors des vivaces qui remontent annuellement, se comportent par rapport au temps de trois façons. Certaines répandent tellement de graines autour d’elles, comme les soucis, que dès la terre remuée, ou même avant, elles produisent d’elles-mêmes leur renouveau. D’autres demandent à être semées – voire replantées quand elles atteignent 12 à 15 cm – et débarrassées elles aussi des herbes qui les « offusquent ». Commence alors pour le jardinier une deuxième attente après celle de la levée : l’attente de l’ouverture des fleurs, c’est-à-dire de l’éclatement des couleurs dans le jardin. Il y a d’ailleurs une autre attente de couleur, celle des fruits parmi lesquels fraises, groseilles et framboises sont premières, vite suivies par les cerises. C’est l’arrivée du rouge !
Enfin, il y a quelques espèces de fleurs, dites bisannuelles, qui doivent être semées puis entretenues durant un an et ne consentent à fleurir qu’au printemps suivant, seulement pour peu de mois. C’est le cas de la campanule à grosses fleurs roses, blanches et bleues dont feuilles et tiges sont velues. L’attente de leur coloration étant longue, elles doivent être placées dans le jardin de manière à ne pas gêner. Il est évident, en effet, que la disposition des planches pour les semis ou repiquages (choux) ou plantations (oignons), doit si possible tenir compte du temps particulier qui flotte au-dessus de chacune de ces surfaces : attente des floraisons, attente de l’enflure des légumes et des fruits, dont la consommation, elle, sera rapide pour les fruits, ou prolongée au contraire pour les légumes.
Il ne faudrait pas croire que toutes les plantes accourent vers le soleil dès que chaleur et lumière leur paraissent suffisantes : si la touffe vivace des asters ne fleurit dans les tons bleu-violet qu’à l’automne, c’est parce que son horloge biologique est réglée sur une luminosité moins forte que celle de l’été : la plante attend son heure.
Quand le temps des fleurs vivaces est cyclique, comme celui des arbres fruitiers et aussi de quelques herbes potagères (ciboulette, oseille, rhubarbe…), le temps des légumes et des fleurs semées peut être dit vectoriel puisqu’il va plus ou moins rapidement de la naissance, quand s’ouvre la graine, jusqu’à la mort, quand le légume est consommé ou que la fleur sèche (toutefois la graine leur permettra une enviable résurrection). Pour les échalotes et les oignons, le jardinier attend aussi le moment où leur feuillage a tant séché qu’il disparaît, en fin d’été, plus ou moins tôt selon la chaleur. Il convient alors de les arracher du sol où ils s’accrochent encore et de laisser leurs racines sécher elles aussi au soleil un jour ou deux avant de les remiser. Ces variétés d’oignons ont occupé leurs planches pendant au moins quatre mois mais, conservés au sec ils resteront, sous leurs nombreuses peaux, consommables pendant presque une année. Une part des échalotes pourra même servir de plant au mois d’avril suivant, grâce à l’attente hivernale des oignons.
Les fleurs, une fois fanées, réclament encore un peu de temps au jardinier, celui dont leurs graines ont besoin pour venir à maturité complète, il pourra alors, avant qu’elles tombent au sol, les recueillir : soit en pinçant le cœur même de la fleur (zinnias), soit en secouant leur loge sur un sac de papier (nigelles, pavots). Etienne et Liébaut donnent encore un conseil : « Les semences doivent être gardées en sachets ou vaisseaux qui ayent la bouche étroite, ou dedans boëttes ou bien calebasses et en lieu sec, car les semences dépérissent grandement à l’humidité ». Le rangement des diverses sortes de graines destinées à l’année suivante reproduit quelque peu, à l’abri de l’hiver, la distribution des plantes dans la conduite d’un jardin, alors mis en repos.
La paix que ressent le jardinier en son royaume est sans doute due à son acceptation de toutes ces parts de temps qu’il peut nommer de planche en planche, sur lesquelles son action personnelle sait avoir une certaine influence, mais limitée puisque la qualité de la terre, l’humeur du ciel et les caractères génétiques de chaque plante ne lui laissent qu’une place modeste. Cette gestion des temps du jardin paraît s’accorder mieux avec la vie humaine que tout autre travail.
Texte publié dans Habiter la terre en poète, Association Les Cabanons, 2013 © Jean-Loup Trassard
Le jardin est l’un des thèmes récurrent de l’œuvre de Jean-Loup Trassard : il est présent dans Eschyle en Mayenne comme dans Le Voyageur à l’échelle et d’autres textes, mais il constitue surtout le thème central de La composition du jardin.