« Les séances de pose duraient des heures. » Telle était du moins l’impression de deux garçons qui avaient envie d’aller jouer. « C’est ce qui explique nos mines abattues. En plus, debout contre un fond de verdure, nous avions le soleil dans les yeux pour que notre mère l’ait dans le dos… » Ainsi mon père racontait-il les débuts en photographie sur plaques de ma grand-mère, la normande. Elle avait une jolie voix et chantait dans les réunions familiales. Avec de successifs appareils son sujet favori demeura le groupe de ses trois enfants. C’était avant la guerre de 14, dans le jardin de Sourdeval ou de Flers.
Elle mourut tôt, mon père avait vingt ans. Il m’a dit que pour l’enterrement il était revenu de la Ruhr où il faisait son service en occupation, assis dans le couloir d’un train bondé sur une valise en carton bouilli. Celle-là tellement solide que depuis quarante ans c’est, pour tous déplacements, mon unique valise et comme je n’ai bien sûr pas connu ma grand-mère je pense souvent que l’objet — couleur rousse, charnières grinçantes et ventre toilé où je dépose toujours un manuscrit en cours — est mon seul lien avec l’événement qui bouleversa ma famille paternelle, car il y était, lui.
C’est d’elle certainement — Marie-Louise Jehan qui chantait aux fenêtres ensoleillées, aux repas sous l’ombrage — que me vient la photographie. À travers la pratique qu’en avait mon père, seul des trois enfants à hériter de sa mère le goût de photographier.
Toutefois, à cause du souvenir que lui avaient laissé les contraintes de la photo arrangée, il déclarait que la photo instantanée, presque la photo-surprise, uniquement l’intéressait (s’amusant à saisir la jeune sœur de ma mère au moment où — décemment vêtue, je le précise — elle se posait les mains sur le haut des fesses en riant, photo qu’il montrait : « Marcelle prenant son courage à deux mains »). Mon père fit cependant de très nombreuses photographies de ma mère entre 1930 et 1939, comme après 1933 de très nombreuses photographies de moi-même ou de mes cousines, qui étaient des portraits, mais sans cérémonie.
Entre le sujet et les marges toujours j’essaie d’entrer dans le paysage, barque sur les bords de l’Huisne ou de la Sarthe, puis dans le jardin en Mayenne. Quelle disposition des massifs, quelles fleurs, quelle lumière cet été-là ? Parfois il semble qu’une parcelle d’atmosphère est conservée là, respirable la chaleur des allées, l’ombre sous les tilleuls.
Tous les clichés pris en famille, comme par jeu, et qui révèlent un certain bonheur dont la durée fut courte — moins de dix ans — n’empêchèrent pas mes parents de me traîner dans un studio, deux fois je crois, en profitant des vacances d’été. À la Baule, chez un homme qui rehaussait ses portraits « artistiques » à la mine de plomb et les signait. Je me souviens que je ne l’aimais pas du tout, d’abord parce qu’il demandait qu’on me mît torse nu afin d’avoir le cou et qu’un tel déshabillage m’inquiétait, ensuite parce qu’il me disait « le petit oiseau va sortir » et que je trouvais détestable qu’il voulût m’en faire accroire, en matière d’oiseaux je pensais en connaître plus que lui.
Étant jeune homme mon père avait eu un Vestpocket, mais je n’ai vu à la maison que deux appareils prestigieux, Leica et Rolleiflex. Juste avant la guerre de 39 puis entre 45 et 50, il ne manœuvrait que le petit Leica. À le voir faire — il s’amusait même à obtenir des tirages de contact sur un papier qu’on pouvait exposer au soleil pressé contre le négatif dans un cadre de bois et verre, celui-ci orienté vers le ciel sur le bord en zinc de la fenêtre — à le voir classer ses nombreuses et souvent minuscules photos d’avant-guerre, toujours familiales, je manifestai sans doute l’envie de photographier aussi. Je ne m’en souviens pas. Rien n’empêche donc d’imaginer que, peut-être, mon père m’a lui-même incité. En tout cas, vivant en milieu paysan, je n’avais alors jamais vu fonctionner d’autre appareil que le sien sinon, de loin, la chambre sur pattes et sous drap noir du professionnel qui venait photographier les noces dans le village, les endimanchés se serrant sur des gradins en planches dressés contre une haie de palmes.
Mon père m’a d’abord offert une boîte Kodak. Je crois même que j’en ai eu deux successives. Puis assez vite il a trouvé, en occasion, un Vestpocket à soufflet, me disant que ce modèle lui avait laissé un très bon souvenir. Je ne connaissais alors que trois sujets : le fils du cultivateur voisin, compagnon quotidien durant bien des années, puis mon chien, une bâtarde noire à pattes blanches, puis mon vélo bien astiqué, la pédale élégamment appuyée sur la marche du perron (là aussi, plusieurs individus successifs, je me souviens surtout d’un modèle tout en duralumin avec un guidon étroit dit « rapporteur », et du dernier, vrai vélo de course, bleu foncé, marque Mercier).
Quand j’ai eu à peu près dix-sept ans, mon père m’a laissé me servir du Rolleiflex qui n’avait pas été touché depuis les dernières photos faites par ma mère avant-guerre. Mon père m’a d’ailleurs raconté qu’au moment de l’achat cet appareil était pour lui et le Leica pour ma mère, mais qu’ensuite elle avait trouvé plus facile la visée en 6 x 6 du reflex et qu’ils avaient échangé les appareils.
En fait, je ne crois pas que ma mère, qui nous a laissé quelques petits pastels, ait été portée vers la photo. Parmi les tiroirs de documents je ne puis lui attribuer avec certitude que de très rares portraits de mon père, impossible de distinguer par exemple les clichés qu’elle a dû prendre de mon enfance. On sait encore qui est le sujet mais déjà plus qui a choisi l’angle et appuyé sur le déclic. Peu à peu les strates de souvenirs familiaux, ces centaines d’étroites fenêtres ouvertes sur le passé, descendent vers le bas des commodes, tombent en dessous des mémoires, deviennent lentement des portraits d’inconnus, un jour ne forment plus qu’un amas feuilleté de papiers où s’évanouit le nitrate d’argent.
Au milieu de tous ces petits visages souriants ou graves ou étonnés, de tous ces petits corps habillés, seuls ou en groupe, assis, debout, quelquefois en mouvement, personnages éparpillés dont bien peu, aujourd’hui, sont encore sur terre, il y avait une photo 6 x 6 dont je me demande — n’ayant pas su interroger à temps — si elle avait été prise par ma mère : unique dans nos archives, elle a pour objet non pas une personne mais un tombereau. Sans cheval, les brancards reposent au sol, mais la caisse est encore chargée de feuillages, du maïs fourrager, et la haute roue — c’est une vue de profil — est sur tous ses rayons maculée de boue. Deux ou trois volailles grimpées là picorent la verdure.
Je ne connaissais à l’époque aucun livre de photographies. Cette vue agricole, témoignage sur l’état des chemins dans notre campagne sauvage, instantané qui conserve non plus un visage avant qu’il ne bouge, ou change, ou disparaisse, mais simplement la lumière sur un objet au repos, la boue fraîche avant qu’elle ne sèche, le maïs débordant et fleuri avant qu’une fourche ne l’emporte, le bois de la charrette avant que celle-ci ne s’effondre… Cette photo, si nette, me surprenait. Un instant je humais l’air, le soleil, le silence dans la cour de ferme. Quelque chose de la vie agricole que j’aimais semblait sauvé. Ai-je ainsi été mis sur la voie ? Bien possible, mais je puis dire aussi : pas assez !
Mes deux premières photographies à prétention artistique furent prises (vers dix-sept ans, avec le Rolleiflex que je considérais comme étant l’appareil de ma mère) sur une touffe de nénuphars dans le bassin qui est au centre du jardin : fleurs d’abord, puis feuilles maculées de grosses perles d’eau. Deux déclics comme deux pas et j’étais entré en photographie. Debout dans le monde noir et blanc, sous les nuages d’argent, où couleurs ne sont que lumières. Par la banalité, lentement, j’étais arrivé à ce qui était pour moi une véritable découverte et j’ai bien souvenir d’avoir senti, alors, le passage de l’autre coté.
J’ai donc photographié les chemins creux, notre ruisseau et seulement celui-là, les ragoles qui en Mayenne sont des arbres émondés (chênes ou, plus grandes et plus éclatées, celles du châtaignier). J’ai photographié au pré quelques juments de labour, percheronnes chez les voisins, notamment une grise qu’on me laissait équiper, atteler et conduire. Mais je m’en veux encore aujourd’hui, remords toujours à vif, de ne pas avoir photographié les attelées au travail : la jument dans les limons, les deux juments côte à côte devant la faucheuse, les deux ou trois juments en ligne tirant une charrette de foin, et surtout les trois ou quatre juments, cinq parfois, longue file, peinant au labour tandis que les naseaux fumaient dans l’air froid... Et cela par timidité vis-à-vis des cultivateurs pourtant connus : j’aurais donné l’impression de considérer comme spectacle ou curiosité l’agriculture qui pour eux était un travail, et ordinaire. Je craignais qu’ils n’en fussent confirmés dans leur sentiment de ma différence, alors que je voulais paraître semblable à eux quoique ne vivant pas dans une ferme. J’ignorais surtout l’urgence : en très peu d’années, tandis que j’étais à Paris « aux études », les chevaux ont disparu ! Pour la même raison, redoublée, je n’ai jamais eu l’audace de viser hommes ou femmes au travail et je le regrette bien. J’aurais eu honte de m’amuser avec un appareil photo tandis qu’eux travaillaient dur, j’empoignais aussi une fourche. D’autant plus que, je le savais bien, ils n’auraient pas été très contents qu’on prenne une image d’eux en habits de travail plus ou moins salis ! Dans le tri de mes photos aujourd’hui, je ressens péniblement les absences. C’est beaucoup plus grave que les centaines de photos ratées ailleurs, en Espagne, par exemple, aperçues quand je passais en voiture et ne pouvais m’arrêter, qui s’imprimaient dans la mémoire et que je conservais ainsi quelque temps, en mélange de malaise et beauté. Pour ce qui touche ma campagne natale, j’ai manqué à sauver sa mémoire.
Est-ce à dire que ma pratique de la photographie est purement ethnologique ? Non, je sais que les moins mauvaises des vues que je collectionne ont été suggérées par les formes, mais au fil des années en constatant l’évolution agricole, le dépeuplement d’abord, puis la destruction des haies, l’abattage des arbres, j’ai appris que le corps de la campagne n’était pas plus éternel que celui des personnes et que toute photographie du paysage finit par prendre, assez rapidement, valeur de témoignage.
Cependant je fais une certaine différence entre ce qui s’apparente au reportage — par exemple des photos prises en Russie — et ce qui plonge des racines dans les champs de l’enfance. Je n’aime guère photographier sans avoir le temps d’habiter les lieux. Parfois je crois trouver assez vite ce qu’il faut choisir et me retire persuadé d’avoir fait le nécessaire. C’est à la lecture des planches que la superficialité m’apparaît. Je me mets à détester ces photographies au point d’éviter même d’effleurer des yeux la planche de contact conservée, pas seulement à cause du ratage (il y en a que je scrute), plutôt à cause d’une fausse relation, gênante, avec le sujet. En même temps, il est difficile de résister à une occasion de photographier, fût-ce au passage.
Je préfère, de beaucoup, me tourner vers des paysages, prairies ou champs, dont maintes fois, marchant ou roulant, j’ai remarqué la texture, la forme, les limites (haies, taillis, lignes de piquets) et la courbe des clôtures, parce que la saison, l’état des bois, la lumière, les dessinaient d’une façon nette et que ces pièces de terre appelaient la photographie, par leurs lignes que j’avais besoin d’inscrire.
S’ensuit une volonté évidente de saisir les choses (la campagne et, je crois, tous les autres sujets) plutôt dans leur état habituel que dans l’imprévu, l’exceptionnel ou le changement. Un choix des caractères profonds et permanents plutôt que le goût des surprises. Ce qui suppose une interprétation du réel en termes de paix ou d’accident, selon ce qui, en fait, me rassure ou m’inquiète.
L’envie d’écrire, d’utiliser les mots, m’a saisi vers dix ans et, quoique venue longtemps après (sept ou huit ans, de l’enfance à l’adolescence, c’est une distance considérable), la démarche photographique n’est pas différente : sur le papier impressionné par l’encre ou sur le film impressionné par la lumière, il s’agit toujours de retenir et de faire partager ce que j’ai aimé dans la campagne. Sauf que dans l’écriture je permets aux choses de bouger, d’évoluer un peu, et que je traite la photographie comme un art de l’immobilité, où les lignes sont en repos, où l’harmonie qu’elles disent ne nous est pas trop vite arrachée. Je forcerai à peine en avouant que les photos me servent à arrêter le temps, au moins en certains endroits de l’espace, à lutter contre la dégradation des choses, à refuser la mort. Ce qui est bien sûr illusoire, mais peut-être pas absolument.
L’instantané conserve le visage d’un hectare de terre choisi au moment où il me paraît dans une sorte de perfection. Mais je sais aussi, j’ai de cela l’expérience intime, qu’à un autre moment un visage différent du même lieu pourra être aussi intéressant. La première photographie du ruisseau, datée d’avril 1956, fut suivie de très nombreux essais pendant trente-six années. Pour ce qui est de ce territoire autour de la maison natale, je puis dire qu’au lieu de changer de sujet j’attends que le sujet se nuance différemment tout en demeurant lui-même. Ce qui ne manque pas de se produire, parce que l’agriculture redessine ses formes (sillons, ruisseau curé), parce que l’atmosphère pose sur le sol rosée, givre, neige, parce que les branches sont nues ou feuillues, parce que le ciel enfin change l’éclairage selon l’heure, la saison. Toutefois, c’est plutôt quand les prairies sont rases et les arbres dépouillés que je photographie : la nudité des champs dessine mieux leurs lignes. Et puis la verdure n’est pas ce qui donne le meilleur ton en noir et blanc.
Quoique toujours sensible aux couleurs et à leurs harmonies (je pratiquais quotidiennement les crayons de couleur pour des paysages inventés pendant les hivers de mon enfance), j’use rarement de films en couleur. Tant que la couleur n’est pas l’élément essentiel de la photo, ma préférence va sans hésiter au noir et blanc. Où il y a évidemment plus qu’une traduction : une recréation, par ce moyen limité à la gamme qui, lentement, ou brutalement, passe du blanc au noir. En fait, cette ascèse renforce l’expression d’une façon considérable, amenant le photographe et celui qui regarde ensuite à communiquer dans cet univers mental très particulier du noir et du blanc, jour, crépuscule et nuit (une vision qui serait, dit-on, celle du chat). Là, les nuances, les effets, obtenus à travers l’économie même, ou grâce à elle, ourdissent un sourire partagé d’émotion esthétique. C’est peut-être ainsi que se fait le lien avec l’écriture : elle aussi réinvente le monde, noir sur blanc, au flux sinueux de l’encre sur le papier.
D’où la recherche d’une relation plus étroite et précise entre textes et photographies, la publication grâce à Georges Monti (Le temps qu’il fait) de petits livres où l’écriture et la photographie ne viennent pas s’expliquer l’une l’autre, mais se rencontrent dans un espace intime pour dire chacune à sa façon un lieu, une campagne (Mayenne, Russie, Queyras). Et ce travail, où la curiosité de l’éditeur rejoint les tentatives de l’auteur va continuer, dans la douceur. Sans qu’une pratique déteigne sur l’autre, elles sont plutôt considérées — quand l’une et l’autre peuvent entrer en jeu — comme deux paumes serrées pour puiser l’eau. Ainsi essaieront-elles de retenir, chacune avec ses moyens mais ajointées, une généreuse part des sensations que les paysages, les objets, peut-être même les personnages, feront sourdre, jusqu’à la nécessité d’en rendre compte.
© Jean-Loup Trassard