SOUS LES NUAGES D'ARGENT
« Les séances de pose duraient des heures. » Telle était du moins l’impression de deux garçons qui avaient envie d’aller jouer. « C’est ce qui explique nos mines abattues. En plus, debout contre un fond de verdure, nous avions le soleil dans les yeux pour que notre mère l’ait dans le dos… » Ainsi mon père racontait-il les débuts en photographie sur plaques de ma grand-mère, la normande. Elle avait une jolie voix et chantait dans les réunions familiales. Avec de successifs appareils son sujet favori demeura le groupe de ses trois enfants. C’était avant la guerre de 14, dans le jardin de Sourdeval ou de Flers.
Elle mourut tôt, mon père avait vingt ans. Il m’a dit que pour l’enterrement il était revenu de la Ruhr où il faisait son service en occupation, assis dans le couloir d’un train bondé sur une valise en carton bouilli. Celle-là tellement solide que depuis quarante ans c’est, pour tous déplacements, mon unique valise et comme je n’ai bien sûr pas connu ma grand-mère je pense souvent que l’objet — couleur rousse, charnières grinçantes et ventre toilé où je dépose toujours un manuscrit en cours — est mon seul lien avec l’événement qui bouleversa ma famille paternelle, car il y était, lui.
C’est d’elle certainement — Marie-Louise Jehan qui chantait aux fenêtres ensoleillées, aux repas sous l’ombrage — que me vient la photographie. À travers la pratique qu’en avait mon père, seul des trois enfants à hériter de sa mère le goût de photographier.
Toutefois, à cause du souvenir que lui avaient laissé les contraintes de la photo arrangée, il déclarait que la photo instantanée, presque la photo-surprise, uniquement l’intéressait (s’amusant à saisir la jeune sœur de ma mère au moment où — décemment vêtue, je le précise — elle se posait les mains sur le haut des fesses en riant, photo qu’il montrait : « Marcelle prenant son courage à deux mains »). Mon père fit cependant de très nombreuses photographies de ma mère entre 1930 et 1939, comme après 1933 de très nombreuses photographies de moi-même ou de mes cousines, qui étaient des portraits, mais sans cérémonie.
Entre le sujet et les marges toujours j’essaie d’entrer dans le paysage, barque sur les bords de l’Huisne ou de la Sarthe, puis dans le jardin en Mayenne. Quelle disposition des massifs, quelles fleurs, quelle lumière cet été-là ? Parfois il semble qu’une parcelle d’atmosphère est conservée là, respirable la chaleur des allées, l’ombre sous les tilleuls.
Tous les clichés pris en famille, comme par jeu, et qui révèlent un certain bonheur dont la durée fut courte — moins de dix ans — n’empêchèrent pas mes parents de me traîner dans un studio, deux fois je crois, en profitant des vacances d’été. À la Baule, chez un homme qui rehaussait ses portraits « artistiques » à la mine de plomb et les signait. Je me souviens que je ne l’aimais pas du tout, d’abord parce qu’il demandait qu’on me mît torse nu afin d’avoir le cou et qu’un tel déshabillage m’inquiétait, ensuite parce qu’il me disait « le petit oiseau va sortir » et que je trouvais détestable qu’il voulût m’en faire accroire, en matière d’oiseaux je pensais en connaître plus que lui.
Étant jeune homme mon père avait eu un Vestpocket, mais je n’ai vu à la maison que deux appareils prestigieux, Leica et Rolleiflex. Juste avant la guerre de 39 puis entre 45 et 50, il ne manœuvrait que le petit Leica. À le voir faire — il s’amusait même à obtenir des tirages de contact sur un papier qu’on pouvait exposer au soleil pressé contre le négatif dans un cadre de bois et verre, celui-ci orienté vers le ciel sur le bord en zinc de la fenêtre — à le voir classer ses nombreuses et souvent minuscules photos d’avant-guerre, toujours familiales, je manifestai sans doute l’envie de photographier aussi. Je ne m’en souviens pas. Rien n’empêche donc d’imaginer que, peut-être, mon père m’a lui-même incité. En tout cas, vivant en milieu paysan, je n’avais alors jamais vu fonctionner d’autre appareil que le sien sinon, de loin, la chambre sur pattes et sous drap noir du professionnel qui venait photographier les noces dans le village, les endimanchés se serrant sur des gradins en planches dressés contre une haie de palmes.
Mon père m’a d’abord offert une boîte Kodak. Je crois même que j’en ai eu deux successives. Puis assez vite il a trouvé, en occasion, un Vestpocket à soufflet, me disant que ce modèle lui avait laissé un très bon souvenir. Je ne connaissais alors que trois sujets : le fils du cultivateur voisin, compagnon quotidien durant bien des années, puis mon chien, une bâtarde noire à pattes blanches, puis mon vélo bien astiqué, la pédale élégamment appuyée sur la marche du perron (là aussi, plusieurs individus successifs, je me souviens surtout d’un modèle tout en duralumin avec un guidon étroit dit « rapporteur », et du dernier, vrai vélo de course, bleu foncé, marque Mercier).
Quand j’ai eu à peu près dix-sept ans, mon père m’a laissé me servir du Rolleiflex qui n’avait pas été touché depuis les dernières photos faites par ma mère avant-guerre. Mon père m’a d’ailleurs raconté qu’au moment de l’achat cet appareil était pour lui et le Leica pour ma mère, mais qu’ensuite elle avait trouvé plus facile la visée en 6 x 6 du reflex et qu’ils avaient échangé les appareils.
En fait, je ne crois pas que ma mère, qui nous a laissé quelques petits pastels, ait été portée vers la photo. Parmi les tiroirs de documents je ne puis lui attribuer avec certitude que de très rares portraits de mon père, impossible de distinguer par exemple les clichés qu’elle a dû prendre de mon enfance. On sait encore qui est le sujet mais déjà plus qui a choisi l’angle et appuyé sur le déclic. Peu à peu les strates de souvenirs familiaux, ces centaines d’étroites fenêtres ouvertes sur le passé, descendent vers le bas des commodes, tombent en dessous des mémoires, deviennent lentement des portraits d’inconnus, un jour ne forment plus qu’un amas feuilleté de papiers où s’évanouit le nitrate d’argent.
Au milieu de tous ces petits visages souriants ou graves ou étonnés, de tous ces petits corps habillés, seuls ou en groupe, assis, debout, quelquefois en mouvement, personnages éparpillés dont bien peu, aujourd’hui, sont encore sur terre, il y avait une photo 6 x 6 dont je me demande — n’ayant pas su interroger à temps — si elle avait été prise par ma mère : unique dans nos archives, elle a pour objet non pas une personne mais un tombereau. Sans cheval, les brancards reposent au sol, mais la caisse est encore chargée de feuillages, du maïs fourrager, et la haute roue — c’est une vue de profil — est sur tous ses rayons maculée de boue. Deux ou trois volailles grimpées là picorent la verdure.
Je ne connaissais à l’époque aucun livre de photographies. Cette vue agricole, témoignage sur l’état des chemins dans notre campagne sauvage, instantané qui conserve non plus un visage avant qu’il ne bouge, ou change, ou disparaisse, mais simplement la lumière sur un objet au repos, la boue fraîche avant qu’elle ne sèche, le maïs débordant et fleuri avant qu’une fourche ne l’emporte, le bois de la charrette avant que celle-ci ne s’effondre… Cette photo, si nette, me surprenait. Un instant je humais l’air, le soleil, le silence dans la cour de ferme. Quelque chose de la vie agricole que j’aimais semblait sauvé. Ai-je ainsi été mis sur la voie ? Bien possible, mais je puis dire aussi : pas assez !
Mes deux premières photographies à prétention artistique furent prises (vers dix-sept ans, avec le Rolleiflex que je considérais comme étant l’appareil de ma mère) sur une touffe de nénuphars dans le bassin qui est au centre du jardin : fleurs d’abord, puis feuilles maculées de grosses perles d’eau. Deux déclics comme deux pas et j’étais entré en photographie. Debout dans le monde noir et blanc, sous les nuages d’argent, où couleurs ne sont que lumières. Par la banalité, lentement, j’étais arrivé à ce qui était pour moi une véritable découverte et j’ai bien souvenir d’avoir senti, alors, le passage de l’autre coté.
J’ai donc photographié les chemins creux, notre ruisseau et seulement celui-là, les ragoles qui en Mayenne sont des arbres émondés (chênes ou, plus grandes et plus éclatées, celles du châtaignier). J’ai photographié au pré quelques juments de labour, percheronnes chez les voisins, notamment une grise qu’on me laissait équiper, atteler et conduire. Mais je m’en veux encore aujourd’hui, remords toujours à vif, de ne pas avoir photographié les attelées au travail : la jument dans les limons, les deux juments côte à côte devant la faucheuse, les deux ou trois juments en ligne tirant une charrette de foin, et surtout les trois ou quatre juments, cinq parfois, longue file, peinant au labour tandis que les naseaux fumaient dans l’air froid... Et cela par timidité vis-à-vis des cultivateurs pourtant connus : j’aurais donné l’impression de considérer comme spectacle ou curiosité l’agriculture qui pour eux était un travail, et ordinaire. Je craignais qu’ils n’en fussent confirmés dans leur sentiment de ma différence, alors que je voulais paraître semblable à eux quoique ne vivant pas dans une ferme. J’ignorais surtout l’urgence : en très peu d’années, tandis que j’étais à Paris « aux études », les chevaux ont disparu ! Pour la même raison, redoublée, je n’ai jamais eu l’audace de viser hommes ou femmes au travail et je le regrette bien. J’aurais eu honte de m’amuser avec un appareil photo tandis qu’eux travaillaient dur, j’empoignais aussi une fourche. D’autant plus que, je le savais bien, ils n’auraient pas été très contents qu’on prenne une image d’eux en habits de travail plus ou moins salis ! Dans le tri de mes photos aujourd’hui, je ressens péniblement les absences. C’est beaucoup plus grave que les centaines de photos ratées ailleurs, en Espagne, par exemple, aperçues quand je passais en voiture et ne pouvais m’arrêter, qui s’imprimaient dans la mémoire et que je conservais ainsi quelque temps, en mélange de malaise et beauté. Pour ce qui touche ma campagne natale, j’ai manqué à sauver sa mémoire.
Est-ce à dire que ma pratique de la photographie est purement ethnologique ? Non, je sais que les moins mauvaises des vues que je collectionne ont été suggérées par les formes, mais au fil des années en constatant l’évolution agricole, le dépeuplement d’abord, puis la destruction des haies, l’abattage des arbres, j’ai appris que le corps de la campagne n’était pas plus éternel que celui des personnes et que toute photographie du paysage finit par prendre, assez rapidement, valeur de témoignage.
Cependant je fais une certaine différence entre ce qui s’apparente au reportage — par exemple des photos prises en Russie — et ce qui plonge des racines dans les champs de l’enfance. Je n’aime guère photographier sans avoir le temps d’habiter les lieux. Parfois je crois trouver assez vite ce qu’il faut choisir et me retire persuadé d’avoir fait le nécessaire. C’est à la lecture des planches que la superficialité m’apparaît. Je me mets à détester ces photographies au point d’éviter même d’effleurer des yeux la planche de contact conservée, pas seulement à cause du ratage (il y en a que je scrute), plutôt à cause d’une fausse relation, gênante, avec le sujet. En même temps, il est difficile de résister à une occasion de photographier, fût-ce au passage.
Je préfère, de beaucoup, me tourner vers des paysages, prairies ou champs, dont maintes fois, marchant ou roulant, j’ai remarqué la texture, la forme, les limites (haies, taillis, lignes de piquets) et la courbe des clôtures, parce que la saison, l’état des bois, la lumière, les dessinaient d’une façon nette et que ces pièces de terre appelaient la photographie, par leurs lignes que j’avais besoin d’inscrire.
S’ensuit une volonté évidente de saisir les choses (la campagne et, je crois, tous les autres sujets) plutôt dans leur état habituel que dans l’imprévu, l’exceptionnel ou le changement. Un choix des caractères profonds et permanents plutôt que le goût des surprises. Ce qui suppose une interprétation du réel en termes de paix ou d’accident, selon ce qui, en fait, me rassure ou m’inquiète.
L’envie d’écrire, d’utiliser les mots, m’a saisi vers dix ans et, quoique venue longtemps après (sept ou huit ans, de l’enfance à l’adolescence, c’est une distance considérable), la démarche photographique n’est pas différente : sur le papier impressionné par l’encre ou sur le film impressionné par la lumière, il s’agit toujours de retenir et de faire partager ce que j’ai aimé dans la campagne. Sauf que dans l’écriture je permets aux choses de bouger, d’évoluer un peu, et que je traite la photographie comme un art de l’immobilité, où les lignes sont en repos, où l’harmonie qu’elles disent ne nous est pas trop vite arrachée. Je forcerai à peine en avouant que les photos me servent à arrêter le temps, au moins en certains endroits de l’espace, à lutter contre la dégradation des choses, à refuser la mort. Ce qui est bien sûr illusoire, mais peut-être pas absolument.
L’instantané conserve le visage d’un hectare de terre choisi au moment où il me paraît dans une sorte de perfection. Mais je sais aussi, j’ai de cela l’expérience intime, qu’à un autre moment un visage différent du même lieu pourra être aussi intéressant. La première photographie du ruisseau, datée d’avril 1956, fut suivie de très nombreux essais pendant trente-six années. Pour ce qui est de ce territoire autour de la maison natale, je puis dire qu’au lieu de changer de sujet j’attends que le sujet se nuance différemment tout en demeurant lui-même. Ce qui ne manque pas de se produire, parce que l’agriculture redessine ses formes (sillons, ruisseau curé), parce que l’atmosphère pose sur le sol rosée, givre, neige, parce que les branches sont nues ou feuillues, parce que le ciel enfin change l’éclairage selon l’heure, la saison. Toutefois, c’est plutôt quand les prairies sont rases et les arbres dépouillés que je photographie : la nudité des champs dessine mieux leurs lignes. Et puis la verdure n’est pas ce qui donne le meilleur ton en noir et blanc.
Quoique toujours sensible aux couleurs et à leurs harmonies (je pratiquais quotidiennement les crayons de couleur pour des paysages inventés pendant les hivers de mon enfance), j’use rarement de films en couleur. Tant que la couleur n’est pas l’élément essentiel de la photo, ma préférence va sans hésiter au noir et blanc. Où il y a évidemment plus qu’une traduction : une recréation, par ce moyen limité à la gamme qui, lentement, ou brutalement, passe du blanc au noir. En fait, cette ascèse renforce l’expression d’une façon considérable, amenant le photographe et celui qui regarde ensuite à communiquer dans cet univers mental très particulier du noir et du blanc, jour, crépuscule et nuit (une vision qui serait, dit-on, celle du chat). Là, les nuances, les effets, obtenus à travers l’économie même, ou grâce à elle, ourdissent un sourire partagé d’émotion esthétique. C’est peut-être ainsi que se fait le lien avec l’écriture : elle aussi réinvente le monde, noir sur blanc, au flux sinueux de l’encre sur le papier.
D’où la recherche d’une relation plus étroite et précise entre textes et photographies, la publication grâce à Georges Monti (Le temps qu’il fait) de petits livres où l’écriture et la photographie ne viennent pas s’expliquer l’une l’autre, mais se rencontrent dans un espace intime pour dire chacune à sa façon un lieu, une campagne (Mayenne, Russie, Queyras). Et ce travail, où la curiosité de l’éditeur rejoint les tentatives de l’auteur va continuer, dans la douceur. Sans qu’une pratique déteigne sur l’autre, elles sont plutôt considérées — quand l’une et l’autre peuvent entrer en jeu — comme deux paumes serrées pour puiser l’eau. Ainsi essaieront-elles de retenir, chacune avec ses moyens mais ajointées, une généreuse part des sensations que les paysages, les objets, peut-être même les personnages, feront sourdre, jusqu’à la nécessité d’en rendre compte.
© Jean-Loup Trassard
Plié en trois sur le sable dur, les pierres usées, d’une cour de ferme, l’œil collé à la loupe d’un Hasselblad tandis que je visais la petite scène constituée avec mes anciens jouets de ferme, je croyais respirer précisément l’air pur et paisible de cet instant-là dans la ferme supposée, instant vraisemblable mais que je savais avoir inventé à l’image du temps réel (je devrais dire plutôt : à la sensation du temps que j’ai déjà vécu).
C’est à cause de ce pouvoir découvert là, uniquement dans le viseur (et très peu, je le regrette, sur la photographie), pouvoir de créer du temps, des instants sans doute d’autrefois quoique non advenus et que j’extrayais des limbes, m’offrant le plaisir d’y vivre par le regard, plus simplement d’y être quelque secondes, quelques minutes, c’est à cause de cette sorte de pouvoir qui m’avait surpris que j’ai eu l’idée de créer des scènes qui, non seulement évoquent le temps où ma mère vivait, mais fixent sur chacune d’elles une minute particulière, semblable à une minute de la vie de ma mère, comme si je la recueillais dans le miroir, lequel était là, est toujours là, a reflété, voire conservé d’une façon que nous ne percevons pas encore, les personnes, les objets, que j’ai vus avec mes yeux d’enfant.
Au contraire de ce qui se passe avec les jouets, la mise en scène préparatoire est une construction, au moins une construction cherchant à s’approcher le plus possible de ce qui a dû ou pu exister, réalisée d’après mes souvenirs (et bien sûr pour une part minime selon l’évidence qu’imposent les objets eux-mêmes). Puis le déclic essaie de capturer le temps que cette petite scène a fait un instant planer au-dessus d’elle. Toutes les photographies de personnes ou de paysages nous offrent un sentiment par rapport au temps, à la vie ou à la suite des vies, lorsqu’à l’évidence un certain temps s’est enfui depuis la prise de vue.
Tel n’est pas le cas pour les photographies de cette série nommée Juste absente. Le spectateur peut croire qu’il s’agit de représentations du présent (ou disons d’hier) puisque j’ai photographié une seconde d’un passé loin de soixante ans comme si elle était le présent à l’instant du déclic.
À propos de photographies qui ont besoin que j’explique au spectateur ce qu’il regarde, je reconnais que je ferais peut-être mieux de ne pas les montrer, aucune de ces images ne livrant elle-même, dans son pré carré, sa vraie signification. Je suis d’abord seul à savoir que c’est un moment du passé que j’ai photographié grâce à l’entremise des objets de l’époque. Mon but étant de faire «revivre» ce moment-là, de l’attirer dans mon présent et ainsi d’avoir – enfin presque ! – le pouvoir de faire revivre ma mère. De me donner l’illusion, pendant une fraction de seconde, qu’elle est «juste absente». Car sur chaque scène j’arrive quand ma mère vient de se lever, pourrais-je dire, et de passer dans la pièce à côté, ou de rentrer à la maison chercher quelque chose. Elle est donc juste absente.
Juste au sens de très récemment («elle vient juste de partir») et au sens de seulement («cette robe vous va très bien, elle est juste un peu courte»). Ma mère ne figure pas sur les photographies, elle devrait être penchée au-dessus de ces objets qui furent siens : eux sont là, elle semble s’être absentée. Très exactement, je voudrais que son absence manifeste sa présence possible. Juste absente c’est : très récemment elle était là, il suffirait qu’elle revienne s’asseoir pour être de nouveau présente. C’est ainsi que cela se passait autrefois et, pour moi, cette photographie laisse supposer que c’est encore possible.
En effet, la petite mise en scène des objets ne dure pas, détruite quand la photo est prise. Elle a donc moins de ressemblance qu’on ne pourrait le croire avec une installation muséale exposant un atelier d’artiste ou un bureau d’écrivain. Dans ceux-là, le visiteur pénètre et même s’il n’y a pas de poussière, même si on lui permet d’attendre, il sent, il constate, que le personnage n’est plus là et ne reviendra jamais.
Les jouets de ferme des Derniers Paysans ont été fabriqués dans une attitude d’action, les bras de l’homme sont prêts à tenir les manchons d’un araire ou d’une brouette, celui de la femme, lancé, vient de jeter le grain aux poules. Comme nous sommes habitués à ce que l’instantané photographique suspende le mouvement, je me suis aperçu que le déclic qui paraissait fixer le geste en un point de sa trajectoire donnait magiquement la vie à ces jouets inanimés. Dans Juste absente, il me semble que la brièveté de la prise laisse toute latitude à ma mère de revenir l’instant d’après s’asseoir sur cette chaise qu’elle a repoussée en y jetant son tablier, sur ce pliant dont elle s’éloigne pour juger son pastel.
À l’origine, je ne voulais photographier que les ateliers de ma mère : collages, pastel, broderie, écriture, etc. Puis j’ai considéré qu’il pouvait être profitable pour le climat recherché de faire entrer dans le champ divers autres objets lui ayant appartenu : vêtement, couteau de poche, boîte de plastique transparent pour que la pelote de laine ne se salisse pas… Car j’ai cette chance, rare aujourd’hui, d’avoir conservé presque tout ce que ma mère a laissé, grâce à notre vieille maison où les choses sont demeurées au fond des armoires et grâce aussi à l’attachement que je n’ai cessé de ressentir vis à vis de ces souvenirs.
Encore une considération qui a son intérêt et que les photographies ne transmettent pas non plus : les objets sont authentiquement ceux de ma mère. S’il n’en est pas informé, le spectateur ne peut lire l’image et ce qui est là pour moi n’est pas décelable par lui : un peu du temps passé (comme on rapporterait de l’air du Groenland dans une bouteille) entre les objets que ma mère a touchés, qui ont autrefois fait partie vraiment de ce que je nomme ses «ateliers», autour desquels je tournais.
Le meilleur exemple est dans les collages que ma mère a faits avec des papiers d’ameublement tirés de catalogues volumineux. Ayant gardé ceux-là au grenier, j’ai pensé qu’il me fallait les descendre, les ouvrir sur la table comme ils étaient posés quand ma mère s’en servait. Puis, tant qu’à les ouvrir, le faire aux pages dont elle avait prélevé un morceau reconnu sur le collage. J’ai eu alors la surprise de découvrir, serrées contre le brochage, les découpures exactes des parties prélevées ! Soit par négligence, soit pour être à même d’y puiser une parcelle plus étroite, ma mère ne les avait pas remises dans le catalogue avant de tourner la page. J’ai donc pu reconstituer la scène du découpage d’une façon si véridique qu’elle m’étonnait.
Certes, les canards ne sont pas d’époque, et la chèvre non plus, mais les lieux, chez nous, sont exactement ceux où ma mère posait son pliant. Il se trouve qu’une année, en 1997, la chèvre des enfants voisins avait presque la même robe qu’une chèvre offerte jadis par un de mes grands-pères et que ma mère avait saisie en plusieurs attitudes au pastel. Sur ce croquis, l’animal est accompagné d’un récipient pour boire, une marmite rouillée, j’ai justement au grenier une marmite de cette sorte, basse et sans pattes (il existe une autre marmite, haute avec trois pattes), j’ai donc placé l’objet dans l’herbe pour compléter la ressemblance. La présence des animaux, comme celle du feu dans une autre image, me paraît insuffler un peu de vie à l’absence, si je peux oser une telle formule, donc rendre plus vraisemblable un retour de ma mère sur son ouvrage en cours. Étant réaffirmé ici que ce n’est pas sur l’éventualité du miracle que je travaille, mais sur un certain plaisir à figurer une illusion temporelle.
Lire, photographier, écrire, tricoter (une poupée), dessiner, peindre, user de pastels, modeler l’argile, faire des collages, tailler en bois un loup, un Chaperon rouge, broder, filer ou jardiner… telles sont les activités recensées. À l’évidence, ma mère n’a montré de génie ou de réelle originalité dans aucune de ces disciplines. Chaque fois, d’ailleurs, elle n’a fait que les aborder, peut-être par dispersion, sûrement par manque de temps car, pendant cette douzaine d’années, des difficultés respiratoires lui donnaient une fréquente sensation d’épuisement.
Du moins ces tentatives font-elles preuve de sensibilité et d’une parfaite cohérence car toutes manifestent une pensée poétique à laquelle, initié par ma mère, je me suis tôt associé, apportant mon regard, des remarques d’enfant, une information sur la campagne que je commençais à bien connaître et même un petit concours, ainsi m’a-t-elle envoyé chercher au poulailler une plume pour le chapeau du Chat Botté dans les collages et je me souviens aussi avoir fourni le petit bois en bec de canard pour le parapluie de Monsieur Dumollet tricoté. Lors des pastels, j’accompagnais ma mère sur le motif, j’explorais autour et venais voir les progrès de la représentation, d’autant plus concerné que je dessinais beaucoup de paysages aux crayons de couleur (plutôt réalistes mais sans correspondance avec un endroit précis).
Peut-être ma mère, fille préférée de son père, avait-elle pris ce goût des arts en héritage plus ou moins conscient de mon grand-père, dont la vocation avait été brutalement empêchée par sa mère quand il venait de s’inscrire aux Beaux-Arts à Paris et qui s’est mal consolé en peignant çà et là quelques petits tableaux. À cause de cette complicité avec ma mère dans la découverte de la campagne, j’ai toujours pensé qu’en écriture je prenais le fil arraché à leurs mains, qui me sont chère.
Texte publié dans la revue Bibliothèque(s) n°33, juillet 2007 © Jean-Loup Trassard
D'un coup d'oeil, la galerie Juste absente...
Grâce à diverses circonstances favorables, j’ai conservé mes jouets d’avant guerre, c’est à dire de la fin des années 30. Presque soixante-dix ans plus tard je les fais sortir d’une armoire qui s’entrouvre sous les poutres et les lucarnes. Parfois je les avais revus, un peu touchés, remis en place, satisfait de constater qu’ils étaient toujours là, quoique juste avant oubliés et de nouveau oubliés ensuite. Maintenant je leur fais descendre l’escalier, les pose sur la table, les regarde, les photographie.
Ce n’est pas mon visage à cinq ans que je cherche à capter comme s’il était encore par ces petites surfaces reflété, c’est le jouet lui-même que je questionne et pas sur mon enfance, mais sur la durée qui est la sienne, depuis son arrivée entre mes mains jusqu’à ce jour où je lui tire le portrait.
J’ignore tout de son parcours – dessin, fabrique, commerçant – sauf le choix de mes parents. Ces petits objets, l’un après l’autre, entrèrent à la maison, c’est à dire en pleine campagne, y trouvant leur emploi : jouet, pris alors dans une tendresse et une attention de tous les jours. Quoique choses inertes, chacun montra d’abord une capacité de simulation – ce sont des miniatures – permettant à l’enfant de rêver et d’imaginer (selon le dessein, bien sûr, du concepteur de jouets, l’objet peut d’ailleurs avoir été construit par l’un des parents ou grands-parents, c’est le cas de la petite bascule en forêt qu’a inventée mon grand-père maternel pour mes quatre ou cinq ans, ses moustaches et sa main tremblante tournent encore autour des troncs de chênes).
Puis le jeu s’est retiré, le silence s’ajoutant à l’immobilité. Toutefois, devenu adolescent, à cause de notre ancien compagnonnage j’ai réuni dans une caisse et monté au grenier ces rescapés, tandis que d’autres jouets de l’enfance lointaine – détruits ou perdus - ne subsistent que dans mon souvenir.
Voilà donc ces plus chanceux ramenés au jour et, pour leur étonnante présence, promus sujets photographiques. Avec force chacun fait remonter vers aujourd’hui l’époque, si différente, qui fut celle du jeu. L’objet est exactement le même tandis que celui qui se trouve à nouveau devant lui sait que sa taille et son apparence ont beaucoup changé : ce petit gouffre mesure une vie.
Se révèle donc l’autre pouvoir du jouet jadis aimé : grâce à lui ressurgit un temps qui aurait pu se noyer dans l’oubli, il le laisse voleter devant l’objectif.
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? A cette question troublante que la philosophie n’avait pas encore posée, l’homme qui fabrique a répondu sur tous les continents, comme pour se rassurer, par l’invention de milliards d’objets. Il convient de ranger à part ceux qui se veulent œuvres d’art, qui interrogent sans fin. Les autres, estimés utiles, seraient au contraire des réponses. Les jouets, eux, sont sans doute utiles, mais leur valeur est affective, voire passionnelle pour un temps limité.
N’avons-nous pas chacun au fond de la mémoire un placard encombré d’objets autrefois tenus qui surgissent encore dans la pensée, entourés d’une aura de sensations, peut-être avec l’agaçante énigme de leur disparition, presque toujours avec regret ?
Pourtant, certains n’observent pas les objets, n’y touchent guère, ou ne savent comment les prendre. D’autres, au contraire, s’y attachent, aiment leur habitude avec tel ou tel dans sa fonction précise, à vrai dire se reconnaissent, se retrouvent eux-mêmes sur l’objet. L’artisan pouvait être en symbiose avec son outil préféré, celui du beau travail, ils vieillissaient ensemble. Mais il arrive aussi que l’outil dure plus longtemps que l’homme.
Les jouets de prime enfance ici côtoient des objets qui furent utiles dans les campagnes, recueillis en diverses régions et depuis conservés, entretenus, admirés: en quelque sorte mes jouets d’adulte.
Après leur création artisanale, ils ont connu une longue période de travail qui se marque par l’usure, ou la patine au moins. Vint ensuite l’abandon parce que perdus, brisés, ou devenus sans nécessité. J’ai eu plaisir à les découvrir et à les rassembler, troupeau docile, autour de mon existence quotidienne. Parce qu’ils ont affronté la terre ou le bois, et les intempéries, je crois, en les touchant, connaître une sorte de contact avec les éléments.
Envers tous ces outils, ces objets, qui ont trouvé une seconde existence au milieu des livres, j’ai une reconnaissance : je sais de quelle façon ils ont participé à la vie agricole qui m’est si chaleureusement familière. Ils me parlent de paysans que je n’ai pas connus, mais n’est-ce pas la main de ceux-là que je rejoins sur ces objets caressés ?
Proches depuis tant d’années - une durée sans doute plus longue que leur service en campagne - ils me laissent tisser avec eux comme une fraternité. J’en apprécie les formes réduites à l‘essentiel efficace, une couleur acquise au cours des ans, l’usure surtout, cette preuve qu’ils apportent. Objets parmi les plus humbles, ils deviennent, eux aussi, sujets de photographie, qui témoigneront, muets, pour une vie rurale maintenant presque effacée.
Sont-elles assez visibles ces décennies par dessus quoi objets et jouets sautent aujourd’hui, entre leur statut d’autrefois et l’image où je les inscris ? Puisque le temps ne se laisse guère photographier, j’essaie de le piéger, vite, autour de ces petits cailloux que les hommes semèrent et qui paraissent encore nimbés d’un jour ancien. L’appareil photographique, tel une longue vue, me laisse croire que je l’aperçois, que je vais l’attraper et réussir – oh, un instant – à l’empêcher de fuir !
© Jean-Loup Trassard
D'un coup d'oeil, la galerie Petits Cailloux...
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Sous les nuages d’argent
«Les séances de pose duraient des heures.» Telle était du moins l’impression de deux garçons qui avaient envie d’aller jouer. « C’est ce qui explique nos mines abattues. En plus, debout contre un fond de verdure, nous avions le soleil dans les yeux pour que notre mère l’ait dans le dos… » Ainsi mon père racontait-il les débuts en photographie sur plaques de ma grand-mère, la normande. Elle avait une jolie voix et chantait dans les réunions familiales. Avec de successifs appareils son sujet favori demeura le groupe de ses trois enfants. C’était avant la guerre de 14, dans le jardin de Sourdeval ou de Flers.
Elle mourut tôt, mon père avait vingt ans. Il m’a dit que pour l’enterrement il était revenu de la Ruhr où il faisait son service en occupation, assis dans le couloir d’un train bondé sur une valise en carton bouilli. Celle-là tellement solide que depuis quarante ans c’est, pour tous déplacements, mon unique valise et comme je n’ai bien sûr pas connu ma grand-mère je pense souvent que l’objet — couleur rousse, charnières grinçantes et ventre toilé où je dépose toujours un manuscrit en cours — est mon seul lien avec l’événement qui bouleversa ma famille paternelle, car il y était, lui.
C’est d’elle certainement — Marie-Louise Jehan qui chantait aux fenêtres ensoleillées, aux repas sous l’ombrage — que me vient la photographie. À travers la pratique qu’en avait mon père, seul des trois enfants à hériter de sa mère le goût de photographier.
Toutefois, à cause du souvenir que lui avaient laissé les contraintes de la photo arrangée, il déclarait que la photo instantanée, presque la photo-surprise, uniquement l’intéressait (s’amusant à saisir la jeune sœur de ma mère au moment où — décemment vêtue, je le précise — elle se posait les mains sur le haut des fesses en riant, photo qu’il montrait : « Marcelle prenant son courage à deux mains »). Mon père fit cependant de très nombreuses photographies de ma mère entre 1930 et 1939, comme après 1933 de très nombreuses photographies de moi-même ou de mes cousines, qui étaient des portraits, mais sans cérémonie.
Entre le sujet et les marges toujours j’essaie d’entrer dans le paysage, barque sur les bords de l’Huisne ou de la Sarthe, puis dans le jardin en Mayenne. Quelle disposition des massifs, quelles fleurs, quelle lumière cet été-là ? Parfois il semble qu’une parcelle d’atmosphère est conservée là, respirable la chaleur des allées, l’ombre sous les tilleuls.
Tous les clichés pris en famille, comme par jeu, et qui révèlent un certain bonheur dont la durée fut courte — moins de dix ans — n’empêchèrent pas mes parents de me traîner dans un studio, deux fois je crois, en profitant des vacances d’été. À la Baule, chez un homme qui rehaussait ses portraits «artistiques» à la mine de plomb et les signait. Je me souviens que je ne l’aimais pas du tout, d’abord parce qu’il demandait qu’on me mît torse nu afin d’avoir le cou et qu’un tel déshabillage m’inquiétait, ensuite parce qu’il me disait «le petit oiseau va sortir» et que je trouvais détestable qu’il voulût m’en faire accroire, en matière d’oiseaux je pensais en connaître plus que lui.
Étant jeune homme mon père avait eu un Vestpocket, mais je n’ai vu à la maison que deux appareils prestigieux, Leica et Rolleiflex. Juste avant la guerre de 39 puis entre 45 et 50, il ne manœuvrait que le petit Leica. À le voir faire — il s’amusait même à obtenir des tirages de contact sur un papier qu’on pouvait exposer au soleil pressé contre le négatif dans un cadre de bois et verre, celui-ci orienté vers le ciel sur le bord en zinc de la fenêtre — à le voir classer ses nombreuses et souvent minuscules photos d’avant-guerre, toujours familiales, je manifestai sans doute l’envie de photographier aussi. Je ne m’en souviens pas. Rien n’empêche donc d’imaginer que, peut-être, mon père m’a lui-même incité. En tout cas, vivant en milieu paysan, je n’avais alors jamais vu fonctionner d’autre appareil que le sien sinon, de loin, la chambre sur pattes et sous drap noir du professionnel qui venait photographier les noces dans le village, les endimanchés se serrant sur des gradins en planches dressés contre une haie de palmes.
Mon père m’a d’abord offert une boîte Kodak. Je crois même que j’en ai eu deux successives. Puis assez vite il a trouvé, en occasion, un Vestpocket à soufflet, me disant que ce modèle lui avait laissé un très bon souvenir. Je ne connaissais alors que trois sujets : le fils du cultivateur voisin, compagnon quotidien durant bien des années, puis mon chien, une bâtarde noire à pattes blanches, puis mon vélo bien astiqué, la pédale élégamment appuyée sur la marche du perron (là aussi, plusieurs individus successifs, je me souviens surtout d’un modèle tout en duralumin avec un guidon étroit dit « rapporteur », et du dernier, vrai vélo de course, bleu foncé, marque Mercier).
Quand j’ai eu à peu près dix-sept ans, mon père m’a laissé me servir du Rolleiflex qui n’avait pas été touché depuis les dernières photos faites par ma mère avant-guerre. Mon père m’a d’ailleurs raconté qu’au moment de l’achat cet appareil était pour lui et le Leica pour ma mère, mais qu’ensuite elle avait trouvé plus facile la visée en 6 x 6 du reflex et qu’ils avaient échangé les appareils.
En fait, je ne crois pas que ma mère, qui nous a laissé quelques petits pastels, ait été portée vers la photo. Parmi les tiroirs de documents je ne puis lui attribuer avec certitude que de très rares portraits de mon père, impossible de distinguer par exemple les clichés qu’elle a dû prendre de mon enfance. On sait encore qui est le sujet mais déjà plus qui a choisi l’angle et appuyé sur le déclic. Peu à peu les strates de souvenirs familiaux, ces centaines d’étroites fenêtres ouvertes sur le passé, descendent vers le bas des commodes, tombent en dessous des mémoires, deviennent lentement des portraits d’inconnus, un jour ne forment plus qu’un amas feuilleté de papiers où s’évanouit le nitrate d’argent.
Au milieu de tous ces petits visages souriants ou graves ou étonnés, de tous ces petits corps habillés, seuls ou en groupe, assis, debout, quelquefois en mouvement, personnages éparpillés dont bien peu, aujourd’hui, sont encore sur terre, il y avait une photo 6 x 6 dont je me demande — n’ayant pas su interroger à temps — si elle avait été prise par ma mère : unique dans nos archives, elle a pour objet non pas une personne mais un tombereau. Sans cheval, les brancards reposent au sol, mais la caisse est encore chargée de feuillages, du maïs fourrager, et la haute roue — c’est une vue de profil — est sur tous ses rayons maculée de boue. Deux ou trois volailles grimpées là picorent la verdure.
Je ne connaissais à l’époque aucun livre de photographies. Cette vue agricole, témoignage sur l’état des chemins dans notre campagne sauvage, instantané qui conserve non plus un visage avant qu’il ne bouge, ou change, ou disparaisse, mais simplement la lumière sur un objet au repos, la boue fraîche avant qu’elle ne sèche, le maïs débordant et fleuri avant qu’une fourche ne l’emporte, le bois de la charrette avant que celle-ci ne s’effondre… Cette photo, si nette, me surprenait. Un instant je humais l’air, le soleil, le silence dans la cour de ferme. Quelque chose de la vie agricole que j’aimais semblait sauvé. Ai-je ainsi été mis sur la voie ? Bien possible, mais je puis dire aussi : pas assez !
Mes deux premières photographies à prétention artistique furent prises (vers dix-sept ans, avec le Rolleiflex que je considérais comme étant l’appareil de ma mère) sur une touffe de nénuphars dans le bassin qui est au centre du jardin : fleurs d’abord, puis feuilles maculées de grosses perles d’eau. Deux déclics comme deux pas et j’étais entré en photographie. Debout dans le monde noir et blanc, sous les nuages d’argent, où couleurs ne sont que lumières. Par la banalité, lentement, j’étais arrivé à ce qui était pour moi une véritable découverte et j’ai bien souvenir d’avoir senti, alors, le passage de l’autre coté.
J’ai donc photographié les chemins creux, notre ruisseau et seulement celui-là, les ragoles qui en Mayenne sont des arbres émondés (chênes ou, plus grandes et plus éclatées, celles du châtaignier). J’ai photographié au pré quelques juments de labour, percheronnes chez les voisins, notamment une grise qu’on me laissait équiper, atteler et conduire. Mais je m’en veux encore aujourd’hui, remords toujours à vif, de ne pas avoir photographié les attelées au travail : la jument dans les limons, les deux juments côte à côte devant la faucheuse, les deux ou trois juments en ligne tirant une charrette de foin, et surtout les trois ou quatre juments, cinq parfois, longue file, peinant au labour tandis que les naseaux fumaient dans l’air froid... Et cela par timidité vis-à-vis des cultivateurs pourtant connus : j’aurais donné l’impression de considérer comme spectacle ou curiosité l’agriculture qui pour eux était un travail, et ordinaire. Je craignais qu’ils n’en fussent confirmés dans leur sentiment de ma différence, alors que je voulais paraître semblable à eux quoique ne vivant pas dans une ferme. J’ignorais surtout l’urgence : en très peu d’années, tandis que j’étais à Paris « aux études », les chevaux ont disparu ! Pour la même raison, redoublée, je n’ai jamais eu l’audace de viser hommes ou femmes au travail et je le regrette bien. J’aurais eu honte de m’amuser avec un appareil photo tandis qu’eux travaillaient dur, j’empoignais aussi une fourche. D’autant plus que, je le savais bien, ils n’auraient pas été très contents qu’on prenne une image d’eux en habits de travail plus ou moins salis ! Dans le tri de mes photos aujourd’hui, je ressens péniblement les absences. C’est beaucoup plus grave que les centaines de photos ratées ailleurs, en Espagne, par exemple, aperçues quand je passais en voiture et ne pouvais m’arrêter, qui s’imprimaient dans la mémoire et que je conservais ainsi quelque temps, en mélange de malaise et beauté. Pour ce qui touche ma campagne natale, j’ai manqué à sauver sa mémoire.
Est-ce à dire que ma pratique de la photographie est purement ethnologique ? Non, je sais que les moins mauvaises des vues que je collectionne ont été suggérées par les formes, mais au fil des années en constatant l’évolution agricole, le dépeuplement d’abord, puis la destruction des haies, l’abattage des arbres, j’ai appris que le corps de la campagne n’était pas plus éternel que celui des personnes et que toute photographie du paysage finit par prendre, assez rapidement, valeur de témoignage.
Cependant je fais une certaine différence entre ce qui s’apparente au reportage — par exemple des photos prises en Russie — et ce qui plonge des racines dans les champs de l’enfance. Je n’aime guère photographier sans avoir le temps d’habiter les lieux. Parfois je crois trouver assez vite ce qu’il faut choisir et me retire persuadé d’avoir fait le nécessaire. C’est à la lecture des planches que la superficialité m’apparaît. Je me mets à détester ces photographies au point d’éviter même d’effleurer des yeux la planche de contact conservée, pas seulement à cause du ratage (il y en a que je scrute), plutôt à cause d’une fausse relation, gênante, avec le sujet. En même temps, il est difficile de résister à une occasion de photographier, fût-ce au passage.
Je préfère, de beaucoup, me tourner vers des paysages, prairies ou champs, dont maintes fois, marchant ou roulant, j’ai remarqué la texture, la forme, les limites (haies, taillis, lignes de piquets) et la courbe des clôtures, parce que la saison, l’état des bois, la lumière, les dessinaient d’une façon nette et que ces pièces de terre appelaient la photographie, par leurs lignes que j’avais besoin d’inscrire.
S’ensuit une volonté évidente de saisir les choses (la campagne et, je crois, tous les autres sujets) plutôt dans leur état habituel que dans l’imprévu, l’exceptionnel ou le changement. Un choix des caractères profonds et permanents plutôt que le goût des surprises. Ce qui suppose une interprétation du réel en termes de paix ou d’accident, selon ce qui, en fait, me rassure ou m’inquiète.
L’envie d’écrire, d’utiliser les mots, m’a saisi vers dix ans et, quoique venue longtemps après (sept ou huit ans, de l’enfance à l’adolescence, c’est une distance considérable), la démarche photographique n’est pas différente : sur le papier impressionné par l’encre ou sur le film impressionné par la lumière, il s’agit toujours de retenir et de faire partager ce que j’ai aimé dans la campagne. Sauf que dans l’écriture je permets aux choses de bouger, d’évoluer un peu, et que je traite la photographie comme un art de l’immobilité, où les lignes sont en repos, où l’harmonie qu’elles disent ne nous est pas trop vite arrachée. Je forcerai à peine en avouant que les photos me servent à arrêter le temps, au moins en certains endroits de l’espace, à lutter contre la dégradation des choses, à refuser la mort. Ce qui est bien sûr illusoire, mais peut-être pas absolument.
L’instantané conserve le visage d’un hectare de terre choisi au moment où il me paraît dans une sorte de perfection. Mais je sais aussi, j’ai de cela l’expérience intime, qu’à un autre moment un visage différent du même lieu pourra être aussi intéressant. La première photographie du ruisseau, datée d’avril 1956, fut suivie de très nombreux essais pendant trente-six années. Pour ce qui est de ce territoire autour de la maison natale, je puis dire qu’au lieu de changer de sujet j’attends que le sujet se nuance différemment tout en demeurant lui-même. Ce qui ne manque pas de se produire, parce que l’agriculture redessine ses formes (sillons, ruisseau curé), parce que l’atmosphère pose sur le sol rosée, givre, neige, parce que les branches sont nues ou feuillues, parce que le ciel enfin change l’éclairage selon l’heure, la saison. Toutefois, c’est plutôt quand les prairies sont rases et les arbres dépouillés que je photographie : la nudité des champs dessine mieux leurs lignes. Et puis la verdure n’est pas ce qui donne le meilleur ton en noir et blanc.
Quoique toujours sensible aux couleurs et à leurs harmonies (je pratiquais quotidiennement les crayons de couleur pour des paysages inventés pendant les hivers de mon enfance), j’use rarement de films en couleur. Tant que la couleur n’est pas l’élément essentiel de la photo, ma préférence va sans hésiter au noir et blanc. Où il y a évidemment plus qu’une traduction : une recréation, par ce moyen limité à la gamme qui, lentement, ou brutalement, passe du blanc au noir. En fait, cette ascèse renforce l’expression d’une façon considérable, amenant le photographe et celui qui regarde ensuite à communiquer dans cet univers mental très particulier du noir et du blanc, jour, crépuscule et nuit (une vision qui serait, dit-on, celle du chat). Là, les nuances, les effets, obtenus à travers l’économie même, ou grâce à elle, ourdissent un sourire partagé d’émotion esthétique. C’est peut-être ainsi que se fait le lien avec l’écriture : elle aussi réinvente le monde, noir sur blanc, au flux sinueux de l’encre sur le papier.
D’où la recherche d’une relation plus étroite et précise entre textes et photographies, la publication grâce à Georges Monti (Le temps qu’il fait) de petits livres où l’écriture et la photographie ne viennent pas s’expliquer l’une l’autre, mais se rencontrent dans un espace intime pour dire chacune à sa façon un lieu, une campagne (Mayenne, Russie, Queyras). Et ce travail, où la curiosité de l’éditeur rejoint les tentatives de l’auteur va continuer, dans la douceur. Sans qu’une pratique déteigne sur l’autre, elles sont plutôt considérées — quand l’une et l’autre peuvent entrer en jeu — comme deux paumes serrées pour puiser l’eau. Ainsi essaieront-elles de retenir, chacune avec ses moyens mais ajointées, une généreuse part des sensations que les paysages, les objets, peut-être même les personnages, feront sourdre, jusqu’à la nécessité d’en rendre compte.
© Jean-Loup Trassard