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Grâce à diverses circonstances favorables, j’ai conservé mes jouets d’avant guerre, c’est à dire de la fin des années 30. Presque soixante-dix ans plus tard je les fais sortir d’une armoire qui s’entrouvre sous les poutres et les lucarnes. Parfois je les avais revus, un peu touchés, remis en place, satisfait de constater qu’ils étaient toujours là, quoique juste avant oubliés et de nouveau oubliés ensuite. Maintenant je leur fais descendre l’escalier, les pose sur la table, les regarde, les photographie.
Ce n’est pas mon visage à cinq ans que je cherche à capter comme s’il était encore par ces petites surfaces reflété, c’est le jouet lui-même que je questionne et pas sur mon enfance, mais sur la durée qui est la sienne, depuis son arrivée entre mes mains jusqu’à ce jour où je lui tire le portrait.
J’ignore tout de son parcours – dessin, fabrique, commerçant – sauf le choix de mes parents. Ces petits objets, l’un après l’autre, entrèrent à la maison, c’est à dire en pleine campagne, y trouvant leur emploi : jouet, pris alors dans une tendresse et une attention de tous les jours. Quoique choses inertes, chacun montra d’abord une capacité de simulation – ce sont des miniatures – permettant à l’enfant de rêver et d’imaginer (selon le dessein, bien sûr, du concepteur de jouets, l’objet peut d’ailleurs avoir été construit par l’un des parents ou grands-parents, c’est le cas de la petite bascule en forêt qu’a inventée mon grand-père maternel pour mes quatre ou cinq ans, ses moustaches et sa main tremblante tournent encore autour des troncs de chênes).
Puis le jeu s’est retiré, le silence s’ajoutant à l’immobilité. Toutefois, devenu adolescent, à cause de notre ancien compagnonnage j’ai réuni dans une caisse et monté au grenier ces rescapés, tandis que d’autres jouets de l’enfance lointaine – détruits ou perdus - ne subsistent que dans mon souvenir.
Voilà donc ces plus chanceux ramenés au jour et, pour leur étonnante présence, promus sujets photographiques. Avec force chacun fait remonter vers aujourd’hui l’époque, si différente, qui fut celle du jeu. L’objet est exactement le même tandis que celui qui se trouve à nouveau devant lui sait que sa taille et son apparence ont beaucoup changé : ce petit gouffre mesure une vie.
Se révèle donc l’autre pouvoir du jouet jadis aimé : grâce à lui ressurgit un temps qui aurait pu se noyer dans l’oubli, il le laisse voleter devant l’objectif.
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? A cette question troublante que la philosophie n’avait pas encore posée, l’homme qui fabrique a répondu sur tous les continents, comme pour se rassurer, par l’invention de milliards d’objets. Il convient de ranger à part ceux qui se veulent œuvres d’art, qui interrogent sans fin. Les autres, estimés utiles, seraient au contraire des réponses. Les jouets, eux, sont sans doute utiles, mais leur valeur est affective, voire passionnelle pour un temps limité.
N’avons-nous pas chacun au fond de la mémoire un placard encombré d’objets autrefois tenus qui surgissent encore dans la pensée, entourés d’une aura de sensations, peut-être avec l’agaçante énigme de leur disparition, presque toujours avec regret ?
Pourtant, certains n’observent pas les objets, n’y touchent guère, ou ne savent comment les prendre. D’autres, au contraire, s’y attachent, aiment leur habitude avec tel ou tel dans sa fonction précise, à vrai dire se reconnaissent, se retrouvent eux-mêmes sur l’objet. L’artisan pouvait être en symbiose avec son outil préféré, celui du beau travail, ils vieillissaient ensemble. Mais il arrive aussi que l’outil dure plus longtemps que l’homme.
Les jouets de prime enfance ici côtoient des objets qui furent utiles dans les campagnes, recueillis en diverses régions et depuis conservés, entretenus, admirés: en quelque sorte mes jouets d’adulte.
Après leur création artisanale, ils ont connu une longue période de travail qui se marque par l’usure, ou la patine au moins. Vint ensuite l’abandon parce que perdus, brisés, ou devenus sans nécessité. J’ai eu plaisir à les découvrir et à les rassembler, troupeau docile, autour de mon existence quotidienne. Parce qu’ils ont affronté la terre ou le bois, et les intempéries, je crois, en les touchant, connaître une sorte de contact avec les éléments.
Envers tous ces outils, ces objets, qui ont trouvé une seconde existence au milieu des livres, j’ai une reconnaissance : je sais de quelle façon ils ont participé à la vie agricole qui m’est si chaleureusement familière. Ils me parlent de paysans que je n’ai pas connus, mais n’est-ce pas la main de ceux-là que je rejoins sur ces objets caressés ?
Proches depuis tant d’années - une durée sans doute plus longue que leur service en campagne - ils me laissent tisser avec eux comme une fraternité. J’en apprécie les formes réduites à l‘essentiel efficace, une couleur acquise au cours des ans, l’usure surtout, cette preuve qu’ils apportent. Objets parmi les plus humbles, ils deviennent, eux aussi, sujets de photographie, qui témoigneront, muets, pour une vie rurale maintenant presque effacée.
Sont-elles assez visibles ces décennies par dessus quoi objets et jouets sautent aujourd’hui, entre leur statut d’autrefois et l’image où je les inscris ? Puisque le temps ne se laisse guère photographier, j’essaie de le piéger, vite, autour de ces petits cailloux que les hommes semèrent et qui paraissent encore nimbés d’un jour ancien. L’appareil photographique, tel une longue vue, me laisse croire que je l’aperçois, que je vais l’attraper et réussir – oh, un instant – à l’empêcher de fuir !
© Jean-Loup Trassard