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Plié en trois sur le sable dur, les pierres usées, d’une cour de ferme, l’œil collé à la loupe d’un Hasselblad tandis que je visais la petite scène constituée avec mes anciens jouets de ferme, je croyais respirer précisément l’air pur et paisible de cet instant-là dans la ferme supposée, instant vraisemblable mais que je savais avoir inventé à l’image du temps réel (je devrais dire plutôt : à la sensation du temps que j’ai déjà vécu).
C’est à cause de ce pouvoir découvert là, uniquement dans le viseur (et très peu, je le regrette, sur la photographie), pouvoir de créer du temps, des instants sans doute d’autrefois quoique non advenus et que j’extrayais des limbes, m’offrant le plaisir d’y vivre par le regard, plus simplement d’y être quelque secondes, quelques minutes, c’est à cause de cette sorte de pouvoir qui m’avait surpris que j’ai eu l’idée de créer des scènes qui, non seulement évoquent le temps où ma mère vivait, mais fixent sur chacune d’elles une minute particulière, semblable à une minute de la vie de ma mère, comme si je la recueillais dans le miroir, lequel était là, est toujours là, a reflété, voire conservé d’une façon que nous ne percevons pas encore, les personnes, les objets, que j’ai vus avec mes yeux d’enfant.
Au contraire de ce qui se passe avec les jouets, la mise en scène préparatoire est une construction, au moins une construction cherchant à s’approcher le plus possible de ce qui a dû ou pu exister, réalisée d’après mes souvenirs (et bien sûr pour une part minime selon l’évidence qu’imposent les objets eux-mêmes). Puis le déclic essaie de capturer le temps que cette petite scène a fait un instant planer au-dessus d’elle. Toutes les photographies de personnes ou de paysages nous offrent un sentiment par rapport au temps, à la vie ou à la suite des vies, lorsqu’à l’évidence un certain temps s’est enfui depuis la prise de vue.
Tel n’est pas le cas pour les photographies de cette série nommée Juste absente. Le spectateur peut croire qu’il s’agit de représentations du présent (ou disons d’hier) puisque j’ai photographié une seconde d’un passé loin de soixante ans comme si elle était le présent à l’instant du déclic.
À propos de photographies qui ont besoin que j’explique au spectateur ce qu’il regarde, je reconnais que je ferais peut-être mieux de ne pas les montrer, aucune de ces images ne livrant elle-même, dans son pré carré, sa vraie signification. Je suis d’abord seul à savoir que c’est un moment du passé que j’ai photographié grâce à l’entremise des objets de l’époque. Mon but étant de faire «revivre» ce moment-là, de l’attirer dans mon présent et ainsi d’avoir – enfin presque ! – le pouvoir de faire revivre ma mère. De me donner l’illusion, pendant une fraction de seconde, qu’elle est «juste absente». Car sur chaque scène j’arrive quand ma mère vient de se lever, pourrais-je dire, et de passer dans la pièce à côté, ou de rentrer à la maison chercher quelque chose. Elle est donc juste absente.
Juste au sens de très récemment («elle vient juste de partir») et au sens de seulement («cette robe vous va très bien, elle est juste un peu courte»). Ma mère ne figure pas sur les photographies, elle devrait être penchée au-dessus de ces objets qui furent siens : eux sont là, elle semble s’être absentée. Très exactement, je voudrais que son absence manifeste sa présence possible. Juste absente c’est : très récemment elle était là, il suffirait qu’elle revienne s’asseoir pour être de nouveau présente. C’est ainsi que cela se passait autrefois et, pour moi, cette photographie laisse supposer que c’est encore possible.
En effet, la petite mise en scène des objets ne dure pas, détruite quand la photo est prise. Elle a donc moins de ressemblance qu’on ne pourrait le croire avec une installation muséale exposant un atelier d’artiste ou un bureau d’écrivain. Dans ceux-là, le visiteur pénètre et même s’il n’y a pas de poussière, même si on lui permet d’attendre, il sent, il constate, que le personnage n’est plus là et ne reviendra jamais.
Les jouets de ferme des Derniers Paysans ont été fabriqués dans une attitude d’action, les bras de l’homme sont prêts à tenir les manchons d’un araire ou d’une brouette, celui de la femme, lancé, vient de jeter le grain aux poules. Comme nous sommes habitués à ce que l’instantané photographique suspende le mouvement, je me suis aperçu que le déclic qui paraissait fixer le geste en un point de sa trajectoire donnait magiquement la vie à ces jouets inanimés. Dans Juste absente, il me semble que la brièveté de la prise laisse toute latitude à ma mère de revenir l’instant d’après s’asseoir sur cette chaise qu’elle a repoussée en y jetant son tablier, sur ce pliant dont elle s’éloigne pour juger son pastel.
À l’origine, je ne voulais photographier que les ateliers de ma mère : collages, pastel, broderie, écriture, etc. Puis j’ai considéré qu’il pouvait être profitable pour le climat recherché de faire entrer dans le champ divers autres objets lui ayant appartenu : vêtement, couteau de poche, boîte de plastique transparent pour que la pelote de laine ne se salisse pas… Car j’ai cette chance, rare aujourd’hui, d’avoir conservé presque tout ce que ma mère a laissé, grâce à notre vieille maison où les choses sont demeurées au fond des armoires et grâce aussi à l’attachement que je n’ai cessé de ressentir vis à vis de ces souvenirs.
Encore une considération qui a son intérêt et que les photographies ne transmettent pas non plus : les objets sont authentiquement ceux de ma mère. S’il n’en est pas informé, le spectateur ne peut lire l’image et ce qui est là pour moi n’est pas décelable par lui : un peu du temps passé (comme on rapporterait de l’air du Groenland dans une bouteille) entre les objets que ma mère a touchés, qui ont autrefois fait partie vraiment de ce que je nomme ses «ateliers», autour desquels je tournais.
Le meilleur exemple est dans les collages que ma mère a faits avec des papiers d’ameublement tirés de catalogues volumineux. Ayant gardé ceux-là au grenier, j’ai pensé qu’il me fallait les descendre, les ouvrir sur la table comme ils étaient posés quand ma mère s’en servait. Puis, tant qu’à les ouvrir, le faire aux pages dont elle avait prélevé un morceau reconnu sur le collage. J’ai eu alors la surprise de découvrir, serrées contre le brochage, les découpures exactes des parties prélevées ! Soit par négligence, soit pour être à même d’y puiser une parcelle plus étroite, ma mère ne les avait pas remises dans le catalogue avant de tourner la page. J’ai donc pu reconstituer la scène du découpage d’une façon si véridique qu’elle m’étonnait.
Certes, les canards ne sont pas d’époque, et la chèvre non plus, mais les lieux, chez nous, sont exactement ceux où ma mère posait son pliant. Il se trouve qu’une année, en 1997, la chèvre des enfants voisins avait presque la même robe qu’une chèvre offerte jadis par un de mes grands-pères et que ma mère avait saisie en plusieurs attitudes au pastel. Sur ce croquis, l’animal est accompagné d’un récipient pour boire, une marmite rouillée, j’ai justement au grenier une marmite de cette sorte, basse et sans pattes (il existe une autre marmite, haute avec trois pattes), j’ai donc placé l’objet dans l’herbe pour compléter la ressemblance. La présence des animaux, comme celle du feu dans une autre image, me paraît insuffler un peu de vie à l’absence, si je peux oser une telle formule, donc rendre plus vraisemblable un retour de ma mère sur son ouvrage en cours. Étant réaffirmé ici que ce n’est pas sur l’éventualité du miracle que je travaille, mais sur un certain plaisir à figurer une illusion temporelle.
Lire, photographier, écrire, tricoter (une poupée), dessiner, peindre, user de pastels, modeler l’argile, faire des collages, tailler en bois un loup, un Chaperon rouge, broder, filer ou jardiner… telles sont les activités recensées. À l’évidence, ma mère n’a montré de génie ou de réelle originalité dans aucune de ces disciplines. Chaque fois, d’ailleurs, elle n’a fait que les aborder, peut-être par dispersion, sûrement par manque de temps car, pendant cette douzaine d’années, des difficultés respiratoires lui donnaient une fréquente sensation d’épuisement.
Du moins ces tentatives font-elles preuve de sensibilité et d’une parfaite cohérence car toutes manifestent une pensée poétique à laquelle, initié par ma mère, je me suis tôt associé, apportant mon regard, des remarques d’enfant, une information sur la campagne que je commençais à bien connaître et même un petit concours, ainsi m’a-t-elle envoyé chercher au poulailler une plume pour le chapeau du Chat Botté dans les collages et je me souviens aussi avoir fourni le petit bois en bec de canard pour le parapluie de Monsieur Dumollet tricoté. Lors des pastels, j’accompagnais ma mère sur le motif, j’explorais autour et venais voir les progrès de la représentation, d’autant plus concerné que je dessinais beaucoup de paysages aux crayons de couleur (plutôt réalistes mais sans correspondance avec un endroit précis).
Peut-être ma mère, fille préférée de son père, avait-elle pris ce goût des arts en héritage plus ou moins conscient de mon grand-père, dont la vocation avait été brutalement empêchée par sa mère quand il venait de s’inscrire aux Beaux-Arts à Paris et qui s’est mal consolé en peignant çà et là quelques petits tableaux. À cause de cette complicité avec ma mère dans la découverte de la campagne, j’ai toujours pensé qu’en écriture je prenais le fil arraché à leurs mains, qui me sont chère.
Texte publié dans la revue Bibliothèque(s) n°33, juillet 2007 © Jean-Loup Trassard